... Et aussi, le visage que je vois, n’étant pas à distance égale, je lui parle différemment. Assez lointain de moi, en français au moins, je peux lui dire vous. Mais plus proche, je lui dis tu. Un être que pour la première fois je tutoie, quel changement, et combien émouvant ! Quel dommage de se priver de ce magique instant, en tutoyant comme aujourd’hui tout le monde d’emblée... Que nos cœurs sont rudimentaires ! On ne sait pas ce dont on se prive, en supprimant ce passage décisif, en bradant ou ignorant superbement les possibilités de la langue. L’obligation de proximité annule les possibilités de changement. Fascisme du langage à la mode. Systématique et imposée, l’intimité n’a plus de valeur. L’être se perd alors, se rétrécit, se mutile. Nous devenons unidimensionnels.
Quand on voit quelqu’un pour la première fois, on ne le voit jamais de près, mais de loin. Visage lointain. Vous. L’amour peut naître (et peut-être aussi grâce à cette distance, celle de la plupart des portraits). Puis ce même visage, on le voit, aussi pour la première fois, de près. Il y a ainsi une magie irremplaçable du premier baiser. On la perd en s’embrassant à tout bout de champ, comme aujourd’hui. Mais dans le premier baiser on voit de limpides yeux démesurément agrandis, proches des nôtres. Deuxième image de la photo, deuxième négatif en sandwich sous l’agrandisseur, deuxième élément surimprimé. Tu.
Tu, toi, celle que j’aime. Celle à qui j’ai commencé par dire vous. Tu t’es rapprochée – mais comme vous étiez loin, comme j’ai pu rêver de vous... Maintenant tout cela se mêle, l’émotion ne peut plus distinguer entre les visions. Les instants de l’amour ne sont pas ceux de l’observation froide et mesurante, ils mêlent proche et lointain, les parties du corps se superposent, dans l’égarement, dans l’ivresse. Émotionnellement, le mélange des visions est plus juste, rend plus compte du chavirement de tels moments. Jamais on n’y est lucide. L’espace de l’émotion est fragmenté, juxtaposé, ou totalisant, mais jamais unifié.
Mais aussi, comme il était beau ce passage du vous au tu, où un nous s’est construit ! Le tu seul pourra s’enliser dans l’habitude, la routine. Nostalgie alors du vous, qui était promesse. Le vous initial est la restauration authentique, archétypale de l’amour dans la vie quotidienne. Il faut pouvoir y revenir – et pour cela évidemment l’avoir quitté – pour restaurer l’essence, menacée par le refroidissement et l’entropie, la chute inhérente à tout accomplissement, meurtrier de la promesse.
La rhétorique de l’énallage est comparable au cubisme de la figuration plastique. Mais au fond cela ne fait que masquer, pesamment et pédantesquement comme toujours, un secret de la vie. La psyché est double, à deux faces, comme Janus (bifrons). Ces deux visages (et laquelle est la vraie ?), je leur parle différemment, et ils me parlent différemment. L’un dit : « Je t’aime », et l’autre : « Je vous crois ».
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Ce texte est la fin du premier chapitre de mon livre Laquelle est la vraie ? - Les Langages de l'image, édité chez BoD. Pour feuilleter le début de cet ouvrage, cliquer ci-dessous sur Lire un extrait. Pour le voir et l'acheter sur le site de l'éditeur, ainsi que pour voir les autres titres de ma collection Esthétique, cliquer sur Vers la librairie BoD :