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Le blog artistique de Michel Théron
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L'Art bananier I

L'Art bananier I

Une œuvre exposée à la Fiac de Paris, en octobre 2018. — GINIES/SIPA
D.R.

C

 

ombien pour ceci ?

 

Ceci est six authentiques bananes, sur un socle destiné à les mettre en valeur, présentées lors de la dernière Foire Internationale d’Art Contemporain qui vient de se tenir à Paris.

Le visiteur reçoit la réponse à sa question. Le prix demandé pour l’ensemble se situe entre dix mille et quinze mille euros. Mais n’oubliez pas que ce que vous voyez est l’œuvre d’un artiste couronné par le prix Marcel Duchamp !

Il ne peut s’empêcher de remarquer, malgré le regard réprobateur que lui lance sa compagne, que décidément cela fait cher le kilo de bananes. Et à côté de cela, lui dit-il, beaucoup de démunis fouillent les poubelles pour trouver un minimum à manger. Je parie que s’ils avaient pu entrer à cette FIAC, et s’ils avaient vu ces bananes, ils auraient pu les rendre à leur fonction initiale d’aliment, comme celui qui à Nîmes naguère avait rendu à l’urinoir de Marcel Duchamp sa fonction première, en urinant dedans. Il fut d’ailleurs poursuivi en justice, pour crime de lèse-œuvre artistique.

Elle hausse les épaules : il est manifestement bien ignare.

Mais il persiste dans sa pensée. Il trouve effrayant le conformisme du public. Il suffit d’un lieu majestueux, d’un catalogue luxueux, d’un article de critique connu, voire d’une déclaration présomptueuse de l’« artiste » lui-même, relayé par les médias, laissant simplement présumer que ce qu’il montre est une œuvre, pour que n’importe quoi se trouve sacralisé. C’est bien le cas de le dire : N’importe quoi convient aujourd’hui – Anything goes. Et tout peut arriver. Mais quand tout peut arriver, que reste-t-il d’inté­ressant ? Comme on se souvient peut-être des condamnations qui ont frappé en leur temps Les Fleurs du mal ou Madame Bovary, on a peur de passer pour un béotien, et on gobe tout.

Alors, excédée, elle veut bien lui répondre, le remettre à sa place, lui montrer son inculture.

Il ne voit pas que c’est l’intention qui a poussé à exposer ces bananes qui compte, qu’il faut com­prendre le processus d’élaboration lui-même, à commencer par l’idée de départ, puis l’impor­tance du regard dans la constitution de l’œuvre, comme Duchamp l’a montré, etc. – donc ne pas s’arrêter à cela seul qu’on voit. C’est le propos de tout l’art qu’on dit « conceptuel », qu’apparem­ment il ignore complètement.

Alors il lui répond :

– Mais l’art n’a a pas à voir avec une intention ou un concept ! Il concerne la sensibilité aux formes, où le réel est effectivement transfiguré par le regard nouveau d’un vrai artiste. Ainsi tu connais sans doute l’asperge de Manet. Ce n’est pas une asperge en tant que légume : c’est un magnifique et souverain geste graphique, qui renvoie au savoir-faire du peintre, capable de résumer ce qu’il voit en idéogramme du réel. Mais que de savoir et d’expérimentations passées il y a derrière ce seul geste ! Peut-on en dira autant des bateleurs ou autoproclamés artistes d’aujour­d’hui ?

Elle n’est pas convaincue. Elle est venue en ce lieu comme elle va en beaucoup d’autres du même genre avec grand respect, ce sont des lieux de haute culture, et elle n’admet pas qu’on les désacralise comme il le fait. Tout le monde d’ailleurs est de son avis : il n’est que de regarder la posture unanimement déférente des spectateurs dans cette salle.

Mais lui ne démord pas de son opinion. Une idée lui vient alors. Beaucoup d’installations contemporaines qui encombrent nos foires d’art, expositions, musées, ne résisteraient pas si un seul visiteur décidait d’abandonner le respect grégaire habituel et se mettait à éclater de rire devant ce qu’il voit, entraînant à sa suite, par contagion libératrice, le rire irrépressible de tous les autres. Il suffirait d’en faire l’expérience. Tiens, je vais essayer...

Mais elle, toute effrayée du scandale à venir, bat précipitamment en retraite :

– Sortons d’ici. Tu me fais honte ![i]

 

[i] Cette exposition s’est tenue à la FIAC de Paris en 2018.

 

***

 

Ce texte est tiré de mon dernier livre, paru chez BoD , Histoires vraies.

 

Ce sont  des petites fictions écrites à partir d'histoires véridiques, que l'on pourra trouver dans ma Petite philosophie de l'Insolite (BoD, 2021), et auxquelles on pourra si l'on veut se reporter.

 

Toujours bizarre, souvent cocasse, mais aussi parfois tragique, l'ensemble justifie il me semble la remarque d'Hamlet chez Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. »

 

> Pour plus de renseignements sur cet ouvrage, et pour le commander sur le site de l'éditeur, merci de cliquer sur l'image ci-dessous :

 

D.R.

Ce livre est aussi disponible sur commande en librairie, et sur les sites de vente en ligne.