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Le blog artistique de Michel Théron
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Folles avoines I

Folles avoines I

Folles avoines I
Candide – Oui, j’aime bien… Mais je voudrais tout de même savoir ce que c’est.
Photographe – (souriant, au professeur) – Motus…
Professeur – Ce que c’est ?
Candide – Eh bien oui, c’est naturel, il me semble.
Professeur (rêvant) – Y a-t-il des questions si naturelles que cela ?
Candide – Expliquez-vous.
Professeur – C’est-à-dire que votre question n’est pas simple, si on y réfléchit un peu.
Candide – Je ne comprends pas.
Professeur – C’est seulement en disant cela que vous commencerez à comprendre.
Candide – Trêve d’énigmes. Soyez clair.
Photographe (vexé, et se détournant) – Comme si la photo ne l’était pas assez…
Professeur – Quand vous dites « Ce que c’est », vous voulez dire « ce que cela représente, ou « ce que cela désigne, dans la nature », n’est-ce pas ?
Candide – Évidemment.
Professeur – Pas évidemment. Si nous posons la question au photographe, il ne nous dira pas forcément la même chose.
Candide – Allez-y. Ou plutôt je me lance, je lui pose la question moi-même : qu’est ce que c’est ?
Photographe (haussant les épaules) – Parbleu : une photo.
Professeur – Vous voyez.
Candide – La belle affaire : une photo, je le sais bien…
Professeur – Mais vous ne l’avez pas dit d’abord.
Candide – C’est que l’important n’est pas là.
Professeur – Pour vous.
Candide – Soit, pour moi. Je resterai donc sans réponse.
Photographe (soupirant, au Professeur) – Allez-y, faites lui plaisir.
Professeur – Ce que vous cherchez à voir, cher ami, derrière la photo qui, elle, ne vous paraît pas « le plus important », a dans la nature pour nom « Folle avoine ». J’espère que vous voilà enrichi.
Candide – Oui, certes.
Professeur – Vous voulez dire quant à votre vocabulaire et votre connaissance du monde. Mais si par là vous n’étiez pas appauvri ?
Candide – Et en quoi ?
Professeur – En ce que vous remplacez ce que vous voyez par ce que vous savez. Et ce qui est divers, profus, toujours changeant et quasi inépuisable par une définition de dictionnaire, un concept, sec comme un dessin au trait, un schéma facile.
Candide – De quoi parlez-vous ? Quel schéma ?
Professeur – Le voici. Gloire au Père Larousse !
Candide – C’est bien ça, c’est ce que je vois.
Professeur – Heureusement non. La photo est sans fin, le schéma fixé une fois pour toutes.
Candide – Pourquoi sans fin ? Il me semble qu’il n’y en a qu’une.
Photographe (ouvrant des yeux ronds) – Une ? Et les autres, alors ? À quoi est-ce que je sers ?
Professeur – C’est vrai, il y en a bien d’autres. Et sans doute une infinité d’autres… (Réfléchissant) Tout l’art sans doute, tout l’art possible, est dans leur différence d’avec le schéma, comme il y a différence entre la sensibilité et l’intellect.
Candide – Mais le dictionnaire ?
Professeur – Il donne des cases où mettre les choses. L’essentiel est la différence entre ces cases et ce que vous voyez.
Photographe – J’ai envie de reproduire cet article à côté de ma photo. On aurait à la fois dans la photo une vision subjective, et à côté une définition verbale, un schéma figé : bref, le plus de renseignements possibles sur la plante, et la différence alors entre ce qu’on en sait et ce qu’on en voit sauterait davantage aux yeux. On verrait plus les décalages, les abîmes entre le réel et ses différentes représentations. Cela serait plus pensé, on aurait une sorte d’art moderne, un art…
Professeur (le coupant) – … conceptuel. Effectivement, pour l’idée vous avez bien raison : car même le schéma du dictionnaire, et aussi la définition verbale qu’il donne de la chose, étant faite de mots seuls, ne sont pas, ne peuvent être, ne sont jamais jamais la chose même. Tout ce monde représente, chaque système de signes à sa façon, et ne reproduit pas. Pas plus les mots que les images d’ailleurs : le mot chien ne mord pas, pas plus que son image. (Un temps) Mais pour compléter le programme il faudrait encore mettre une folle avoine véritable, ou bien au moins son souvenir, sa figure asséchée : vous en seriez quitte pour commencer un herbier.
Candide – Je ne comprends pas.
Photographe et Professeur (ensemble)  – Courage, il va commencer à comprendre !
 
Où l’on apprend…  

… qu’il ne faut pas confondre la représentation d’une chose, quelle qu’elle soit (visuelle, verbale), avec cette chose elle-même ; cette erreur, couramment répandue, est appelée illusion référentielle. Les gens ne voient pas ordinairement dans les images des choses une représentation des choses (parmi bien d’autres possibles), mais bel et bien la chose elle-même, quasiment sa reproduction. En outre, ils cherchent ordinairement à se rassurer en cherchant à identifier très sommairement ces choses, à les mettre dans des cadres abstraits ou conceptuels, tels que ceux qu’offrent les dictionnaires. – Mais ils oublient que même la définition et le schéma des dictionnaires ne sont pas la chose elle-même, étant faits de simples mots et de simples traits. – Que si on montrait tout ensemble une photo ou représentation visuelle d’une chose (peinture, etc.), ensuite à côté la représentation verbale de cette chose (texte qui la définit ou en parle, légende, etc.), et enfin en regard la chose elle-même (ou son vestige), on ferait réfléchir sur la différence radicale entre les choses et les signes, entre représenter et reproduire ; cette attitude appartiendrait à un art qui fait penser, appelé aujourd’hui art conceptuel. – Quand on commencera à saisir la différence entre chose et signe, entre réel et représentation, on commencera à s’ouvrir à l’art et à la sensation essentielle du style, la façon de représenter, elle-même écho d’une expérience particulière du monde : alors on ne désespérera plus de Candide, dont le monde ne sera plus intellectuellement, donc abusivement simplifié, mais sensiblement multipliable, quasi à l’infini…

***

Ce texte est le premier chapitre de mon livre d'esthétique comparée, Tels ils marchaient dans les avoines folles - Dialogues sur le visible, paru chez BoD en 2017. Il compare systématiquement le langage des mots et celui des images. Chaque chapitre est suivi d'un résumé récapitulatif (reproduit ici en rouge). Le livre existe en deux formats, papier et électronique (e-book). On peut en feuilleter le début en cliquant ci-dessous sur Lire un extrait. On peut aussi le commander en cliquant sur Vers la librairie BoD. On peut aussi le commander en librairie, ou l'acheter sur les sites de vente en ligne.