Tout texte littéraire se rattache à un texte antérieur, de façon plus ou moins consciente. J'ai entrepris de rattacher plusieurs de mes textes et de mes livres à un texte fondateur de notre culture, celui de la Bible. Je le vois comme un monument de Littérature, dont les parties se renvoient les unes aux autres, tel celui du Nouveau Testament, qui est une réécriture inventive du Premier.Inventersignifie ici et à la fois trouver de l'ancien et ajouter du nouveau. Le texte biblique est ainsi toujours fait d'emprunts et de citations. Il est instituant souvent, discutable parfois. Dans ses marges j'ai entrepris ici mes propres variations.
« Billets, s’il vous plaît ! » J’obtempère, et présente au contrôleur mon titre de transport, me souvenant du temps où les compartiments de chemin de fer étant séparés, on entendait d’abord, précédant l’injonction, le petit bruit sec et comminatoire fait par la pince sur la vitre. Le cœur bat plus fort alors, crainte d’être pris en faute !
Et si je n’avais pas mon titre de transport ? Vite, je fouille mes poches, pour le trouver. Le voici, rassuré je le présente. Mais que se serait-il passé si je ne l’avais pas pris au guichet, ou si je l’avais perdu ? J’imagine l’amende, et pourquoi pas davantage peut-être : assignation en justice, condamnation, que sais-je ? Donc, me dis-je, je dois toujours me trouver en état de justifier ma présence, par production d’un titre l’autorisant.
Le train roule régulièrement, je m’assoupis un peu. La figure du contrôleur grandit démesurément. C’est un juge maintenant. Qu’as-tu fait de ton billet ? Quel titre as-tu à voyager ainsi ? Quelle autorisation à vivre ? Qu’as-tu fait de ta vie, de ses dons ? Les as-tu fait fructifier ? Montre-moi ton titre de transport, ce qui justifie la poursuite de ton chemin ici. Sinon…
De vieilles paroles résonnent en moi : Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. Et le serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.*
Une autre voix enchaîne, augmente mon angoisse : Quand vous engendrerez cela en vous, ceci que vous avez-vous sauvera ; s’il vous arrive de n’avoir pas cela en vous, ceci que vous n’avez pas en vous vous tuera.** Et si véritablement je risquais de mourir, cancérisé, condamné simplement par le manque en moi de quelque chose d’essentiel ? La pince du Contrôleur devient celle du Crabe.
Coup de frein. Arrêt en station. En sursaut je me réveille. Je réfléchis au sens de mon rêve. Assurément de vieux souvenirs l’ont habité. Le contrôleur est bien parti, tout est calme maintenant : c’est bien.
Mais si je suis lucide avec moi-même, je dois reconnaître qu’Il me fera toujours peur. Et qu’aucune journée ne s’est passée, ne se passe pour moi sans que je me pose la question du talent à développer, de l’amende à payer ou de la peine à subir si je me trouve en défaut. Ai-je assez fait, assez tiré de moi, dans l’écriture par exemple, pour qu’au moment de tout finir je sois pardonné ?
Bien sûr, lucidement je souris de toutes ces craintes. J’ai dépassé évidemment tous ces enseignements de catéchisme, d’un châtiment qui nous menace. Et pourtant…
– Et pourtant on peut très bien, et toute sa vie durant, redouter un jugement tout en pensant qu’il n’existe pas. En effet, je pense qu’il n’y a pas de Contrôleur, et qu’on ne sera jamais contrôlé.
* Matthieu 25/14-30 : Il en sera comme d’un homme qui, partant pour un voyage, appela ses serviteurs, et leur remit ses biens. Il donna cinq talents à l’un, deux à l’autre, et un au troisième, à chacun selon sa capacité, et il partit. Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents s’en alla, les fit valoir, et il gagna cinq autres talents. De même, celui qui avait reçu les deux talents en gagna deux autres. Celui qui n’en avait reçu qu’un alla faire un creux dans la terre, et cacha l’argent de son maître. Longtemps après, le maître de ces serviteurs revint, et leur fit rendre compte. Celui qui avait reçu les cinq talents s’approcha, en apportant cinq autres talents, et il dit : « Seigneur, tu m’as remis cinq talents; voici, j’en ai gagné cinq autres. » Son maître lui dit : « C’est bien, bon et fidèle serviteur; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. » Celui qui avait reçu les deux talents s’approcha aussi, et il dit : « Seigneur, tu m’as remis deux talents ; voici, j’en ai gagné deux autres. » Son maître lui dit : « C’est bien, bon et fidèle serviteur ; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. » Celui qui n’avait reçu qu’un talent s’approcha ensuite, et il dit : « Seigneur, je savais que tu es un homme dur, qui moissonnes où tu n’as pas semé, et qui amasses où tu n’as pas vanné ; j’ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre ; voici, prends ce qui est à toi. » Son maître lui répondit : « Serviteur méchant et paresseux, tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé, et que j’amasse où je n’ai pas vanné ; il te fallait donc remettre mon argent aux banquiers, et, à mon retour, j’aurais retiré ce qui est à moi avec un intérêt. Ôtez-lui donc le talent, et donnez-le à celui qui a les dix talents. Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. Et le serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. »
** Évangile selon Thomas, logion 70
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Ce texte est extrait de mon ouvrage En marge de la Bible - Fictions bibliques I, édité chez BoD. Illustré de dessins originaux de l'artiste Stéphane Pahon, il est disponible en deux formats, papier et livre électronique (e-book). On peut en feuilleter le début en cliquant ci-dessous sur Lire un extrait. On peut aussi l'acheter, et voir les autres titres de la collection à laquelle il appartient, en cliquant sur Vers la librairie BoD.
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