Pour suivre cette réflexion il faut visionner d’abord le film Signes.
Cliquer sur l'image ci-dessous :
Ce film présente la lutte entre ce qu'on peut voir comme des signes plastiques purs (les reflets dans l'eau, en plans rapprochés) et les signes que la vie nous donne (en plans larges). Les premiers, hors contexte et en plans rapprochés, relèvent de l’abstraction. Et les seconds, en contexte ou plans larges, relèvent du figuratif, et de ce que les Allemands appellent Einfühlung (l’empathie pour la vie ordinaire).
Ce film permet de réfléchir aux trajets constants que fait l'esprit entre les premiers qui fascinent, et les seconds qui rassurent, aux problèmes aussi de la communicabilité dans l'expression, visuelle et verbale.
L'essentiel a été dit par Valéry au début de ses Cahiers : « L'art comme relation entre le formel et le significatif ». Ce qu'il entend par « relation » est ce que j'entends par « trajet » (entre l'appel des signes purs – le « formel » – et le rappel de la vie – le « significatif »).
Le film se compose d’images abstraites, qui sont des reflets dans de l’eau, et d’images figuratives qui voisinent avec elles, dans le film et aussi au sens littéral du mot, puisque provenant du même lieu : un port.
Les images abstraites donnent toute liberté d’interprétation. Elle sera très différente pour chaque personne. Les images figuratives, d’où elles proviennent, peuvent cependant guider le spectateur, qui peut faire mentalement un trajet des unes aux autres.
Certains se contentent des images abstraites, et veulent toute liberté de rêver sur elles. D’autres préfèrent savoir le contexte dont elles sont tirées, et d’où l’esprit est parti pour arriver à l’abstrait.
Certes le contexte réduit le sens, comme un mot dans une phrase voit son sens se réduire par rapport à ce qu’il est quand il est tout seul, par exemple dans le dictionnaire.
Certes aussi ce vers quoi on est allé est plus précieux que ce dont on est parti. Mais ne faut-il pas connaître le point de départ, pour pouvoir mesurer l’écart présenté par le point d’arrivée ?
C’est à cette réflexion qu’invite ce film sur les réflexions-reflets…
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… Appliquons ce que je viens de dire au langage verbal et en particulier à la poésie.
Tandis que les esprits positifs interprètent volontiers ce qu’ils voient en suivant l’orientation de la synecdoque/métonymie, figures basées sur la logique, les esprits poétiques voient plutôt le monde selon l’orientation de la métaphore, figure basée sur la ressemblance, la similitude, l’analogie.
Dans le langage, une métaphore est un transfert, c’est-à-dire une transformation d’un élément en un autre, un changement de forme, une métamorphose.
Dans toute métaphore il y a un point de départ, appelé thème (ou élément comparé), et un point d’arrivée, appelé phore (ou élément comparant). Soit respectivement : T et P.
Par exemple dans « Tes yeux sont bleus comme le ciel », la zone d’intersection assurant la similitude ou l’analogie est le mot « bleu ». Il suffit d’enlever le « comme » pour que la comparaison devienne une métaphore : « Tes yeux sont un ciel »
Dans « Tes yeux sont un ciel », « yeux » est le thème, et « ciel » est le phore. On part du premier pour arriver au second. Soit : T vers P.
Lorsque le thème et le phore sont ensemble présents, comme dans l’expression précédente, la métaphore est dite in praesentia, c’est-à-dire avec présence du thème. Soit : T + P.
Dans ce cas, on peut présenter le thème d’abord, et le phore ensuite : « Tes yeux sont un ciel » (T vers P). Ou bien on inverse, et on présente d’abord le phore, puis le thème : « Le ciel de tes yeux » (P vers T).
Mais lorsque le thème est absent, et lorsqu’il n’y a que le phore, la métaphore est dite in absentia, c’est-à-dire avec absence du thème (P tout seul). Ce serait le cas si on disait « le ciel » simplement, pour dire les yeux.
On voit que dans la métaphore in absentia il y a danger de langage second totalement substitutif, et risque d’incommunicabilité.
Dans ce dernier cas cependant, celui qui s’exprime peut guider le récepteur par diverses balises mises dans son discours, avant ou après. La préparation ou le guidage des métaphores est un élément décisif pour se faire comprendre. Sinon il y a idiolecte et complet hermétisme : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage » (Rimbaud)
Exception faite des métaphores in absentia lexicalisées, et pour cette raison comprises par tous, comme « déclarer sa flamme », les métaphores in absentia non préparées sont incommunicables.
Voici quelques exemples de préparations nécessaires (à mon avis) pour qu’il y ait communication en poésie. Ils sont tirés du Cimetière marin de Valéry :
Le premier vers :
Ce toit tranquille (P), où marchent les colombes (P)…
est incompréhensible si on ne pense pas au titre du poème, et à son dernier vers, où on retrouve le thème, même sous forme d’une synecdoque :
Ce toit tranquille où picoraient les focs (T)
De même, voici deux extraits où le thème est là pour éclairer le lecteur, même si le phore (le plus précieux) est mis en premier :
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux (P)
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres (T : il s’agit des cyprès)
Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant (P) d’imperceptible écume (T)…
Le problème est que les poètes modernes n’ont pas la précaution de faire ces préparations. Le « cadavre exquis » surréaliste est à mon avis un bel exemple de suicide intellectuel.
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… Supposons maintenant qu’une image abstraite (dans le cas où elle serait le fruit d’une transformation) soit précédée ou suivie de l’image figurative dont elle provient. On aurait l’équivalent d’une métaphore in praesentia. L’image abstraite ou point d’arrivée serait le phore, et l’image figurative, ou point de départ, le thème.
En pareil cas, l’appareil zoome pour aller du thème au phore, il réduit le champ. Et il dézoome pour aller du phore au thème, il élargit le champ.
Si l’image abstraite précède l’image figurative, comme parfois dans le film, le schéma est celui du phore vers le thème : P vers T. Le plus précieux, parce que le plus ouvert aux interprétations, est mis d’abord. Mais ce dont on est parti vient ensuite, pour « rassurer » en tant que contexte, même au risque d’une restriction des interprétations.
Si elle la suit, même à l’état de fantôme ou de trace, comme encore dans le film, alors le schéma est celui du thème vers le phore (T vers P). Ainsi le phore continue-t-il à « hanter » le thème, comme un regret, dans maints plans du film. Mais les deux coexistent encore dans ce cas (fusion des deux éléments) : T + P.
S’il n’y avait pas dans le film de vue d’ensemble du port, ce serait une généralisation de la métaphore in absentia.
Pour certains la poésie moderne s’accommode des métaphores in absentia, au risque d’incommunicabilité.
Pour d’autres, amateurs d’arts plastiques, il suffit que l’abstraction s’adresse au seul plaisir rétinien. Mais quid de l’esprit alors ? N’oublions pas que pour Vinci la peinture était chose mentale, cosa mentale. Si l’esprit (l’intellect) n’y intervient pas le résultat est la décoration. L’art ne devient pas décoratif par le fait de décorer, mais de s’adresser seulement au plaisir de l’œil.
D’autre part, il me semble que nous ne percevons visuellement que de façon figurative. Tout appel (d’une nouvelle forme à être) est un rappel (de quelque chose du monde). Tout n’est qu’un jeu de mémoire. Pour voler, l’avion s’appuie sur l’air. Dans le vide, il tomberait. « Ce qui ne ressemble à rien n’existe pas. » (Valéry) Voyez par exemple le cas de la paréidolie (lien).
Au spectateur maintenant de se faire une idée sur ces comparaisons et considérations, de réfléchir sur ces Réflexions-Reflets…
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Nota : Cette question est traitée aussi dans la leçon 44 (« Comment le partage du sens est-il assuré dans la métaphore ? ») de mon ouvrage La Stylistique expliquée - La Littérature et ses enjeux :