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Le blog artistique de Michel Théron
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Les Impasses de l'Art moderne - Néant

Les Impasses de l'Art moderne - Néant

Néant

Je sors d’une exposition de peinture où le premier tableau qui accueille le visiteur est tout blanc, à part peut-être une vague coulure de peinture qui l’occupe en son milieu, mais toute blanche elle aussi.

J’ai pensé aux Achromes de Manzoni (tableaux sans couleur, sans peinture et sans dessin), et aussi évidemment à la pièce de Yasmina Reza, Art, qui naguère, partant d’une « œuvre » analogue, opérait la satire de l’art contemporain. À côté du tableau susdit figurait, en note, une citation de Kandinsky : « Le blanc sonne comme le silence, un rien, avant tout commencement. » Et de fait le soi-disant tableau s’intitulait : Silence.

Ces œuvres, qu’on dit « conceptuelles », procèdent d’une même constatation de départ. Pour le tableau blanc, il est évident que chaque détermination, en art comme partout, est une négation, et donc le regret de l’in­détermination qui la précède. « Toute œuvre, disait Walter Benjamin, est le masque mortuaire de son intention. » Aucun tableau, aucun écrit ne vaudra l’infini des possibles incarné par la toile ou la page blanche.

Qui voit Dieu meurt (Exode 33/20), et dans la parole meurt ce qui lui donne naissance. C’est pourquoi la théologie dite apophatique procède par négation : de Dieu on ne peut dire que ce qu’il n’est pas. Rien de visible ou de figurable ne peut en rendre compte. D’où la toile blanche, l’ab­sen­ce, le silence, etc.

À propos de ce dernier, on connaît le morceau du musicien John Cage, 4’33’’ de silence. En fait, l’interprète n’y fait rien du tout, mais les bruits environnants continuent évidemment de se percevoir – comme notre tableau blanc peut changer d’as­pect selon la lumière à tel ou tel moment de la journée. Cela prouve que l’esprit fonctionne toujours, même si on ne lui donne pas d’aliment de quelque substance.

Aussi joue ici la présomption de sens bien mise en lumière par Marcel Duchamp : n’importe quoi peut être érigé en œuvre, pour peu que le contexte s’y prête. L’exposition, la salle de concert, éventuellement assorties d’un article introductif approprié, suffisent à sacraliser ce qui s’y passe, le rien compris.

Il est bien vrai que la plus belle œuvre est celle qui n’a pas encore eu lieu. Que la plus belle histoire est celle qui ne commence jamais, ou celle qu’on attend toujours. Mais faut-il pousser si loin ces constatations, aller jusqu’à leurs conséquen­ces naturelles : l’abandon de toute œuvre effective ?

De toute façon on ne mesure une insuffisance que par rapport à un choix effectivement fait. Peindre, composer, ou seulement parler, nous le devons. « Dieu, disait Edmond Jabès, est le silence qu’il nous faut rompre. » Sinon on s’enfonce, fût-ce par piété, dans la quiétude confortable du néant.

23 juin 2011

***

Cet article est repris dans mon dernier livre Les Impasses de l'Art moderne. L'ouvrage est disponible en deux formats, papier et livre électronique (E-Book). On peut en feuilleter le début en cliquant ci-dessous sur : Lire un extrait. On peut le commander sur le site de l'éditeur en cliquant sur : Vers la librairie BoD. Il est aussi disponible sur commande en librairie et sur les sites de vente en ligne.