L’intéressant est ce qu’elle a déclaré à propos de son acte : « Il s’agit d’une œuvre d’art, réfléchie depuis au moins huit ans. Ce n’est pas un acte impulsif, c’est mon regard d’artiste qui compte. L’exhibitionnisme ne parle de rien, ce n’est pas un acte de création. » Et elle a défendu sa performance au moyen d’une vidéo de plusieurs minutes, visible sur Internet, où sur fond d’une musique religieuse d’Ave Maria, elle dit : « Je suis toutes les femmes ». Son acte est dans son esprit une protestation féministe contre la censure machiste, la même qui en son temps a décrété obscène le tableau même de Courbet.
Je suis d’accord pour dire qu’elle s’est livrée à une manifestation, peut-être ou sans doute pertinente, comme celles des Femen qui s’exposent seins nus pour défendre leurs idées. Mais pas du tout avec le fait que cet acte est une « œuvre d’art ».
En effet, l’art exige toujours la médiation d’une activité spécifique, très souvent longuement et durement apprise, et la mise en œuvre d’un matériau qui lui est propre : il n’est pas la vie, il la représente ou l’évoque. Le fossé est grand qui sépare, par exemple, l’image d’un corps avec la vision brute et brutale de ce corps.
Le geste même d’un acteur n’appartient pas à sa vie réelle, l’art s’y manifeste par l’artifice : voyez là-dessus le Paradoxe du comédien de Diderot. De là viennent les impostures de beaucoup de performances, happenings, installations modernes : la nécessaire « digestion » de l’art, le fossé entre l’art et la vie n’y sont pas respectés.
Quant à l’intention qui préside à ce que l’on fait, elle est loin de suffire. Songez là aussi à l’imposture de ce qu’on appelle l’art « conceptuel ». Ce n’est pas parce qu’on a une idée que cela suffit à faire une œuvre.
Par exemple on ne fait pas un poème avec des idées, mais avec des mots, comme le répondit plaisamment Mallarmé à Degas, qui lui disait qu’ayant beaucoup d’idées il se sentait prêt à écrire un poème. Pareille naïveté est partagée par beaucoup, qui parce qu’ils fourmillent d’idées s’imaginent que cela suffit pour écrire un beau texte.
L’art contemporain hélas s’arrête très souvent à l’idée, au concept, qui seuls tiennent lieu de réalisation. C’est à quoi notre « artiste » aurait pu réfléchir...
19 juin 2014
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Ce texte est extrait de mon dernier recueil d'articles Petite philosophie de l'Insolite. L'ouvrage est disponible en deux formats, papier et livre électronique (E-Book). On peut en feuilleter le début en cliquant ci-dessous sur : Lire un extrait. On peut le commander sur le site de l'éditeur en cliquant sur : Vers la librairie BoD. Il est aussi disponible sur commande en librairie et sur les sites de vente en ligne.
Les textes composant cet ouvrage sont tous parus, sous leur forme initiale, dans un journal hebdomadaire. Ils concernent des sujets d'actualité étranges, bizarres, insolites, souvent amusants, mais se prêtant toujours à un commentaire philosophique. Ils peuvent servir de points de départ pour la réflexion individuelle du lecteur, mais aussi ils peuvent alimenter des débats thématiques collectifs (cours scolaires, cafés-philo, réunions de réflexion...).