On reparle beaucoup actuellement de Jean-Luc Godard, à propos de son film Adieu au langage, présenté cette année à Cannes.
Je ne sais ce que vaut ce film, dont le titre d’ailleurs est magnifique, mais je ne suis pas du tout un admirateur fanatique de ce cinéaste.
Je pense en effet qu’il faut un crédit minimal et une confiance naturelle accordés aux pouvoirs propres de l’expression dont on se sert (et sans doute aussi, pourquoi pas, une certaine naïveté), pour faire une véritable œuvre. Or, de façon certes très intelligente, notre « créateur » a dynamité tous les moyens d’expression de tout temps utilisés par l’art, pour en montrer le total artifice. Persuadé qu’ils ne reposaient précisément que sur le crédit qu’on leur accordait, il n’a eu de cesse, tout au long de chacun de ses films, de les fragiliser.
Certes il n’est pas le premier à avoir entrepris une telle œuvre de démolition. Déjà Diderot a déconstruit la narration romanesque, en en montrant la totale gratuité, au début de Jacques le fataliste. C’est exactement ce qu’a dit à notre époque un théoricien du Nouveau Roman (Jean Ricardou) : on y passe « du récit d’une aventure à l’aventure d’un récit ».
Et au siècle dernier Marcel Duchamp, puis ses épigones si nombreux, ont fait le même travail de destruction avec les arts plastiques, vérifiant ce que Hegel dans son Esthétique prédisait en annonçant la mort de l’art. L’œuvre moderne n’en est plus une à cause de ce que le philosophe appelle la « structuration ironique », c’est-à-dire le manque d’implication, de confiance spontanée du créateur dans son propre langage.
Ainsi, à la magie traditionnelle du « Il était une fois », qui opérait naturellement dans le langage et emportait naguère l’adhésion, succèdent aujourd’hui balbutiements et hésitations. Le pacte narratif est détruit. On coupe le courant et on ne s’occupe pas d’aller réparer les plombs.
Les films de Godard sont un feu d’artifice de blagues de potache, d’étudiants attardés lecteurs de l’Almanach Vermot. Ainsi la réplique culte (!) de Brigitte Bardot à Jack Palance dans Le Mépris : « Monte dans ton Alpha, Roméo ! » Ce film énormément surfait, où la prise de son est défectueuse au point qu’on n’entend pas les paroles submergées par la tonitruante musique de Georges Delerue, et que pour cette raison même un honnête artisan renierait, passe encore pour un chef-d’œuvre.
Au fond, que gagne-t-on à déconstruire systématiquement un héritage ? Ne vaut-il pas mieux peindre la Joconde que de lui faire des moustaches, comme l’a fait Duchamp ? Le carrosse doit-il toujours se retransformer en citrouille ? Peut-on habiter un champ de ruines ? [v. t. 1 : Art]
29 mai 2014