Il est une œuvre d’art, et des plus hautes, non parce qu’il imite la nature, mais parce qu’il lui tourne le dos. À son plus haut degré d’expression, il est le triomphe de l’artifice.
La nature, elle, est pleine de vie, d’exubérance et expansive. Mais le grand maquillage est hiératique. Toute femme qui le pratique fait de son visage une abstraction. Par le fond de teint, elle crée une unité de base, analogue à celle du maillot qui moule le corps du danseur. Elle supprime l’événementiel, l’anecdotique, le circonstanciel de la vie : les taches de rousseur, les lignes indécises, tout ce qui change, dans le visage... Et au contraire, par le crayon elle accentue certains traits restants de sa figure (le contour des yeux, les lèvres), pour l’élever vers l’éternité, vers le masque de la prêtresse. La femme, disait Baudelaire dans son « Éloge du maquillage », doit se dorer pour être adorée.
Voyez le visage de Garbo par exemple, dans La Reine Christine. Il a été analysé par Roland Barthes dans ses Mythologies : c’est un masque de plâtre, totalement schématisé, d’une immobilité sacrée. Androgyne, il ne suscite même pas la convoitise physique : il sidère celui qui le voit, comme l’étoile immobilise celui qui la contemple.
Mis en présence de l’astre (sidus), l’homme ébloui et sidéré ne peut, une fois celui-ci disparu et survenu le désastre, qu’en avoir la nostalgie, le regret et l’infini désir (desiderium).
Le visage de Garbo est idée, eïdos au sens de Platon, archétype. Il est « hors-vie ». Au contraire, celui d’Audrey Hepburn, pris comme exemple par Barthes, est circonstance, événement, vie : il est mobile, on y voit passer les sentiments. Le second a la grâce, le charme ; mais le premier a la transcendance. Le masque suscite l’adoration (et parfois la terreur) des vieux âges.
Mais notre société, qui n’aime pas beaucoup la transcendance, fait du maquillage un lifting, pour paraître jeune, ou un « ravalement », « pour effacer des ans l’irréparable outrage », comme dit Racine dans Athalie. C’est qu’on adore la nature, le naturel, le juvénile. On ne comprend plus que le rôle de l’art soit d’aller au-delà des choses mêmes que l’on voit.
Quelle absurdité d’ailleurs que de vouloir imiter la nature ! Elle ne condamne ni l’inceste, ni la zoophilie, ni l’anthropophagie, ni le nomadisme sexuel et la tyrannie des pulsions. Tout l’effort de la culture humaine, dont évidemment celui de l’art, n’a pas été de l’imiter, mais de lutter contre elle, de la réformer et transformer. Ce qu’il en est vraiment de la nature et de la sauvagerie primitive, le film de Boorman Délivrance (1972) le montre bien. Tous nos partisans actuels d’un retour inconditionnel à la nature profonde (deep ecology) feraient bien ici de méditer cette leçon.
25 novembre 2010
***
Ce texte est extrait du premier tome de ma Petite philosophie de l'actualité, éditée chez BoD. Il est disponible en deux versions, papier et électronique (e-book). Pour en feuilleter le début, cliquer ci-dessous sur Lire un extrait. Pour l'acheter sur le site de l'éditeur, et aussi pour voir les différents tomes de la collection, cliquer sur Vers la librairie BoD. - Notez que ce livre est aussi disponible sur commande en librairie (diffusion SODIS), et sur les sites de vente en ligne.
à propos du blog
Ce blog vient en complément de mon blog principal généraliste : www.michel-theron.fr - Il comprend spécifiquement des productions ayant trait à la Littérature et à l'Art : poésies, fictions et micro-fictions, réflexions diverses sur l'esthétique, photographies et vidéos.