– Tu en viens, n’est-ce pas ? Y avait-il du monde ? Et comment a-t-il parlé ? T’a-t-il convaincu ?
– Sûrement pas. Il nous a fait comme à son habitude une longue harangue, d’un ton excessivement emporté, pour nous amener à penser comme lui. Mais en fait de vraie pensée, je crois qu’il l’a calomniée.
– Comment cela ?
– Penser, il me semble, suppose être libre de le faire. Nul ne doit nous y obliger, surtout si c’est pour nous contraindre dans un seul sens, pour arriver à une conclusion prédéterminée. Or c’est précisément ce qu’il a fait, tout au long de son discours.
– Sois plus clair. Qu’a-t-il dit exactement ?
– Voici : « Nous asservissons toute pensée, pour l’amener à obéir au Christ. » A
– En effet ! Mais dis-moi d’abord : ce Christ dont il est question, n’est-ce pas celui qu’il prétend lui être apparu un jour, après sa mort ?
– Oui, mais rien ne garantit l’histoire. Et puis s’il a vraiment existé, ce devait être un pauvre hère, pour avoir été mis en croix par les Romains, en un supplice infamant réservé aux esclaves. Mais ce que lui en a fait, et en fait constamment aujourd’hui est sans commune mesure avec ce qu’il a dû être en réalité. Il s’abrite aussi derrière des textes que sa religion d’origine lui a enseignés, où il voit la préfiguration de la venue de son Messie, en sorte que, je suis bien près de le penser...
– Je devine : tu penses que cette construction lui appartient en propre, c’est lui qui l’a créée de toutes pièces à partir de ses lectures et de sa supposée vision.
– Exactement. Et c’est donc à obéir à cette histoire inventée qu’il veut soumettre toute pensée. Cette ambition dépasse toute raison, ne le crois-tu pas ?
– Évidemment. Songe-t-il qu’il parle à des adultes, et qui plus est à des amoureux de la sagesse, à des philosophes, dans un pays dont les penseurs ont un renom qui s’étend partout dans notre monde habité ?
– Précisément. C’est ce qu’il a déjà refusé à l'occasion d’une précédente venue chez nous, lors d’une exhortation dans laquelle il a cité, une fois de plus, un passage de ses lectures où parle le dieu dont il se réclame : « Je détruirai la sagesse des sages, et j’anéantirai l’intelligence des intelligents. » B
– Pour qui nous prend-il, pour nous faire croire à de telles fariboles ? Ne sait-on pas que pensée et raison sont ce qu’il y a de meilleur en l’homme, et ce qui fait sa dignité ?
– Bien sûr, mais c’est ce qu’il récuse, en défendant ce qu’il appelle lui-même sa « folie », et qu’il met au-dessus de tout. Franchement, il est bon à exclure de toute société censée.
– Mais quel écho ont ces paroles dans l’auditoire ?
– La plupart rient de lui. Mais j’ai peur que, la nature humaine étant ce qu’elle est, et la légèreté si répandue, certains ne s’entichent de ces discours insensés, simplement pour se différencier de leurs compatriotes. Rappelle-toi l’exemple d’Alcibiade, qui coupa un jour la queue de son chien simplement pour se faire remarquer dans la rue. On ne sait pas. Combien de fois voit-on un agité faire des disciples ! C’est si facile... Coup de tête, coup de cœur ? Les deux à la fois ? La raison y sombre. Mais ce n’est pas le plus grave...
– Quoi donc ?
– En nous apostrophant tantôt, il a voulu faire le compte de ses disciples. Et une fois ceux-ci ramenés non pas à la raison, mais à l’obéissance, il a laissé tomber son masque...
– Comment ?
– Voici ce qu’il a ajouté, immédiatement après sa parole pour asservir, comme il dit, la pensée : « Et nous nous tenons prêts à punir toute désobéissance dès que votre obéissance sera totale. » C
– Es-tu sûr ? A-t-il été jusque là ?
– Eh oui ! Dans ce qu’il a dit la menace affleure, et il n’est peut-être pas seulement question ici que de mots. Qui sait où cette phrase peut mener ? Quel visage aura la « punition » ?
– (Un temps) Ne t’inquiète pas. Ce n’est pas aujourd’hui que ses idées triompheront chez nous.
– Aujourd’hui non, sans doute. Mais demain ? Qui le sait ?
– Rassure-toi. En attendant, allons sur notre agora, et profitons des plaisirs que notre cité nous donne, privilégiés que nous sommes : Non licet omnibus adire Corinthum. D
A Seconde Épître aux Corinthiens, 10/5.
B Isaïe 29/13-14 : Le Seigneur dit : ‘Ce peuple ne s’approche de moi qu’en paroles, ses lèvres seules me rendent gloire, mais son cœur est loin de moi. La crainte qu’il me témoigne n’est que précepte humain, leçon apprise. C’est pourquoi je vais continuer à lui prodiguer des prodiges, si bien que la sagesse des sages s’y perdra, et que l’intelligence des intelligents se dérobera.’
Texte repris dans la Première Épître aux Corinthiens, 1/19 : Car il est écrit : ‘Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents.’
C Seconde Épître aux Corinthiens, 10/6.
D Il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe.
*
Pour voir l'article dont je suis parti pour écrire ce texte, destiné au journal Golias Hebdo, cliquer sur :
Pensée - Le blog de michel.theron.over-blog.fr
Il m'est venu la curiosité de relire la Seconde Épître aux Corinthiens, et un passage m'a fait sursauter : " Nous faisons captive toute pensée pour l'amener à obéir au Christ. " (10/5) Voilà...
***
Pour voir d'autres textes que celui-là, voyez mon livre En marge de la Bible - Fictions bibliques III.
Pour lire le début de ce livre, cliquer ci-après sur : Lire un extrait. Pour l'acheter sur le site de BoD, cliquer sur : Vers la librairie BoD