Comme Vinci l’a dit de la peinture, l’art est une chose mentale (cosa mentale), c’est-à-dire s’adresse non au plaisir de l’œil, ce qui est simple décoration, mais à l’intelligence. Il doit signifier, c’est-à-dire faire penser à quelque chose d’autre que ce qu’il présente. Voir dans les arts plastiques un simple jeu de formes et de couleurs, une simple musique visible, serait une terrifiante régression, dans quoi tombe souvent la peinture totalement abstraite. On s’y veut totalement libre. Mais un avion qui s’imaginerait mieux voler dans le vide, s’il ne s’appuyait pas sur l’air, tomberait. L’appui minimal sur quelque élément identifiable, loin d’appauvrir la perception, l’enrichit.
Aussi, depuis que Duchamp a dit de façon intelligente et suicidaire à la fois que l’œuvre est faite seulement du regard porté sur elle, et son aura du simple lieu où elle est exposée, on propose à l’admiration des foules un n’importe quoi qui toujours convient : anything goes.
L’œuvre bénéficie d’un crédit, d’une confiance, d’une fiducia, que lui confèrent à la fois le fait d’être exposée dans un lieu a priori sacralisé, et aussi un discours verbal extrinsèque. La mise en avant de l’idée ou de l’intention, comme dans l’art conceptuel, dispense d’un quelconque effort de réalisation effective. En réalité, l’œuvre ainsi conçue est tautologique : ce qu’on voit n’est que ce qu’on voit, rien d’autre – what you see is what you see.
Mais on n’y prend pas garde, et la crédulité générale est telle qu’on y voit, par la vertu même de l’installation et du discours extérieur, autre chose. Institutions, conservateurs de musée, commissaires d’exposition, galeristes, critiques et essayistes font l’opinion, et tout le monde suit à la façon des moutons. On se remémore l’exemple fâcheux des juges obtus qui ont condamné Madame Bovary et Les Fleurs du mal. Aussi, par crainte de passer pour un béotien, on gobe tout. Pourtant un urinoir, un égouttoir à bouteilles, ou quelque ready-made que ce soit, nul n’avait pensé jusqu’ici qu’ils pouvaient être autre chose qu’eux-mêmes. Qui osera dire : « Circulez, il n’y a rien à voir » ?
Kafka a bien prédit ce phénomène : « Casser des noix n’est pas vraiment un art, aussi personne n’osera-t-il convoquer un public pour le distraire en cassant des noix. S’il le fait cependant et que son intention se voie couronnée de succès, c’est qu’il s’agit au fond d’autre chose que d’un simple cassement de noix, c’est que nous n’avions jamais pensé à cet art parce que nous le possédions à fond et que le nouveau casseur de noix nous en a révélé la véritable essence, auquel cas il peut être même nécessaire qu’il soit un peu moins adroit que nous… »
Tout est ici affaire de conformisme du public et de présomption de l’artiste, qui font présumer la valeur de ce qui est montré. En serons-nous toujours dupes ?
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Pour une initiation générale aux problèmes de l'Art, vous pouvez voir mon autre ouvrage Petite initiation à l'Art :
Ce livre est une réflexion, sous forme dialoguée qui la rend plus vivante, sur les principes fondamentaux de l'Art. Chaque dialogue s'inspire d'une version différente d'une même photographie représentant une folle avoine. A la fin de chaque dialogue, un encart à visée pédagogique permet de faire le point sur ce qui a été dit, et de le résumer pour permettre de mieux en mémoriser la substance. Mais le savoir n'est rien sans la saveur. Puisse ce livre, où dialoguent (...)