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Le blog artistique de Michel Théron
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Narcissisme

Narcissisme

Caravage, Narcisse - D.R.

Museum of me – Musée de moi-même

 

T

 

el est le titre de la nouvelle application qu’on m’invite à installer sur son ordinateur. Le dispositif, dit la publicité, permet à chacun d’afficher toutes les données de sa page personnelle (photos, centres d’intérêts, « amis » préférés, etc.), et de les mettre en scène dans un musée virtuel. On souligne que cette initiative a très vite connu un grand succès, et que près d’un million d’internautes ont ainsi créé leur « ego-expo ». On peut également télécharger le catalogue de la visite.

Il y a là, me dis-je, un signe de ce que depuis longtemps j’ai constaté. Cette muséification de soi est un évident signe du narcissisme contemporain, où chacun s’auto-idolâtre et se met en scène, au point de considérer sa vie comme on contemple une œuvre d’art. Nul ne pense qu’elle puisse être au demeurant si terne et vide que rien ne saurait mériter d’en faire mention. Non, on se laisse prendre aux sirènes de la publicité, qui joue sur le même registre : C’est bien parce que c’est vous – Parce que je le vaux bien – Ce corps dont vous rêvez, c’est le vôtre – Soyez vous-même, chouchoutez-vous – Touchez vos rêves – Venez comme vous êtes, etc.

Cela me fait penser à ces restaurants où l’on nous dit qu’on y mange comme chez soi. Mais si c’est pour y manger comme chez soi, ce n’est pas la peine d’aller au restaurant. Pourquoi y venir comme on est ? Ne peut-on pour une fois s’endimancher pour sortir de chez soi ? Et aussi, si ce corps que je vois est moi-même, n’est-ce pas pour cette raison que je ne peux en rêver ?

Ainsi en ce monde moderne chacun est dispensé de se mettre en frais, et peut avoir son quart d’heure de célébrité warholien. Chacun alors aujourd’hui peut avoir son propre musée, où se mirer avec complaisance et bonheur, à la différence de tout homme ouvert à la Transcendance, qui ne supporte pas de voir sa vie avec satisfaction.

Pour moi, depuis bien longtemps je ne peux me voir dans un miroir sans répugnance, pas plus que sur une photo qu’on aurait prise de moi. Car ce que je vois est une accusation, un jugement. Indépendamment même de mes traits physiques, l’image que me renvoie le miroir ne m’est pas supportable. Ce n’est pas comme cela que je voudrais être au fond de moi-même. Tandis que le miroir narcissique flatte, encourage à rester tel qu’on est.

Au fond Nietzsche a bien raison : « Le plus méprisable des êtres est celui qui ne sait plus se mépriser lui-même. » L’insatisfaction de soi, si elle est difficile à vivre, est aussi un moteur, tandis que la satisfaction est une noyade. Mais ils ne se rendent pas compte de ce qui leur manque. Ils ne voient pas comme un défaut le défaut qui les affecte et dont ils sont l’incarnation.

Face à ma table de travail est un miroir, que j’évite de regarder chaque fois que je m’installe pour écrire. Quand pourtant par mégarde je m’y vois, ce que je viens malheureusement de faire, je pense au dernier autoportrait de Rembrandt éclatant d’un rire insensé [lien]. Et encore à Apollinaire :

 

Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille   
 Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
C’est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de près.

 

Le voilà bien, mon Musée à moi, mon Musée de moi-même ! Je n’ai pas besoin de télécharger l’application. Dans ce reflet qui me condamne sans rémission, moi aussi je pourrais rire de moi-même.

Mais ce faisant je serais bien loin de ce Lol ! (Laughing out loud : rire aux éclats) des internautes, qui satisfaits d’eux-mêmes adorent se prendre en photo, se plaisent à eux-mêmes dans leurs selfies, et s’exposent avec complaisance sur la Toile. Beaucoup d’ailleurs en meurent tout de même, les accidents de selfies étant très fréquents : comme s’il y avait là une sorte de justice immanente...

Ils ont d’ailleurs passé tout un été à photographier leurs pieds, qu’ils ont exhibés ensuite sur Instagram. Il suffit d’aller sur Internet pour voir le résultat. Le pied s’y montre dans tous ses états, nu, chaussé, etc., à la grande jubilation des expéditeurs. Ils ont ici bien vérifié l’expression triviale : prendre son pied.[i]

 

Misanthrope suis-je ici ? Sans doute, mais foin de cette modernité qui ne cherche que le fun, la vie légère, et qui ce faisant vante son propre vide :

 

Du néant sous des néons !

 

[i] Sur Internet, taper #Instapied : lien.

 

***

 

Ce texte est tiré de mon dernier livre, paru chez BoD , Histoires vraies.

 

Ce sont  des petites fictions écrites à partir d'histoires véridiques, que l'on pourra trouver dans ma Petite philosophie de l'Insolite (BoD, 2021), et auxquelles on pourra si l'on veut se reporter.

 

Toujours bizarre, souvent cocasse, mais aussi parfois tragique, l'ensemble justifie il me semble la remarque d'Hamlet chez Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. »

 

> Pour plus de renseignements sur cet ouvrage, et pour le commander sur le site de l'éditeur, merci de cliquer sur l'image ci-dessous :

 

D.R.

Ce livre est aussi disponible sur commande en librairie, et sur les sites de vente en ligne.