Monologue intérieur
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u motif du danger du tabac pour la santé, on interdit maintenant aux États-Unis au condamné à mort de fumer sa dernière cigarette.
Il pose son journal, réfléchit. L’absurdité est à son comble : en quoi cette cigarette va-t-elle nuire à la santé de celui qui de toute façon va mourir l’instant d’après ? Mais non, on s’arc-boute sur des principes, ici l’hygiénisme, et si on a pour soi la logique, on y gagne la monstruosité.
Il se souvient que c’est de la même façon que lors de la Grande Guerre on a pris bien soin de panser et remettre debout un soldat blessé avant de le fusiller pour désertion, comme on le voit dans Les Sentiers de la gloire, le film de Stanley Kubrick. Et cette histoire absurde n’est pas inventée, elle s’est bien passée dans la réalité.
L’horreur, se dit-il, est humaine. Et désormais les cas de monstruosité se pressent dans son esprit. Ainsi, au nom du respect intangible de la vie, on a refusé de donner la possibilité d’avorter à des femmes victimes de viol. Mais que penser de la vie future d’un enfant issu d’un viol ? Comment sa mère l’aimera-t-elle ?
Et même à la base, que dire de la sacralisation inconditionnelle de la vie ? Sans parler de l’importance de sa qualité, on peut remarquer que sa prolifération même peut être dangereuse, au point parfois de mener à la mort. C’est le cas des cellules tumorales, par exemple, qui se multiplient de façon non régulée, et ne peuvent accomplir leur suicide normalement programmé, leur apoptose. Il est donc absurde de sacraliser toute vie, et ceux qui en font un principe intangible devraient y réfléchir.
À propos de principes, lui revient aussi en mémoire le livre qu’un jour, en bon bibliophile, il acheta au Marché aux puces de sa petite ville languedocienne. C’était le Manuel du confesseur, de saint Alphonse de Liguori, en latin : Praxis Confessarii, édité à Lyon en 1804.
Au début de sa lecture, il avait éclaté de rire, en apprenant comment il faut confesser un sourd-muet. Il faut « l’amener en quelque endroit retiré, et lui demander de donner quelques signes de ses péchés et de son repentir, de la meilleure façon possible ». En clair, comme il ne peut parler, il faut lui faire mimer ce qu’il a fait. Imaginer la scène avait quelque sel, surtout quand on pensait à ce « de la meilleure façon possible ». Mais rien ne devait être laissé de côté, on pouvait tout imaginer, pour qu’on pût pratiquer l’intangible, la sacro-sainte confession. L’essentiel était que le principe en fût respecté.
Mais très vite, on passait du ridicule à l’odieux. Comment en effet le confesseur devait-il s’y prendre avec un condamné à mort ? Il faut d’abord lui représenter que cette mort qui l’attend est « un cadeau de Dieu qui veut par là faire son salut » ; lui dire aussi « que nous devons tous sortir de ce monde éphémère, afin de parvenir à une éternité qui, elle, n’a pas de fin ».
Quand il monte à l’échafaud, il faut, en lui prodiguant de lénifiants discours, par exemple sur la passion rédemptrice du Christ, faire en sorte qu’il montre des signes de son repentir.
Mais si ce n’est pas le cas, s’il s’obstine, alors « il pourra être utile de lui faire peur, disant : ‘Descends, maudit, en Enfer, puisque tu veux causer ta propre perte. Mais sache que ton châtiment en Enfer sera plus terrible que le souvenir de cette vie que Dieu t’a donnée et dont tu n’as pas su faire bon usage.’ ».
Là aussi il imaginait la scène, et l’effet que pouvaient produire de telles paroles sur l’âme du pauvre diable dans l’instant même où il était confronté à ce qui l’attend et qu’il a devant les yeux.
Il cherchait tout de même à comprendre pourquoi on pouvait en venir à de tels errements.
– Certes un esprit mieux disposé que le mien observera qu’à cette époque la croyance aux supplices de l’Enfer était forte, que le salut de l’âme comptait beaucoup plus que celui du corps, et que de telles objurgations procédaient d’une intention philanthropique : c’était vraiment prendre soin de quelqu’un que le menacer ainsi.
– À quoi je répondrai maintenant qu’il faut que la foi soit bien aveugle, pour aller jusqu’à manquer, par un tel comportement, de la plus élémentaire humanité. Comment une religion qui se dit de l’amour a-telle pu produire de telles attitudes ? Canoniser celui qui les a décrites, et dont se réclame par exemple la tradition rédemptoriste ? A-t-elle changé aujourd’hui ?
Peut-être que non, pas plus que l’état général actuel des esprits, cléricaux de toute nature et de tous bords. Voilà où l’on aboutit, conclut-il, par psychorigidité et dévotion aveugle aux principes, à une indiscutable barbarie :
Les principes sont les principes,
dussent les rues ruisseler de sang ![i]
[i] Sources :
I/ « La fumée vous dérange ? » documentaire diffusé sur Arte le 9 septembre 2012, à 22 H 10.
II/ En 2019, les États-Unis ont mis leur veto, au Conseil de sécurité de l’ONU, à une résolution visant à condamner le viol utilisé comme arme de guerre. Admettre cette résolution était admettre aussi qu’il faut venir en aide aux victimes de ces crimes, et leur donner, par exemple, la possibilité d’avorter. Or le président états-unien d’alors était radicalement contre l’avortement. (Source : www.lemonde.fr, 23/04/2019).
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Ce texte est tiré de mon dernier livre, paru chez BoD , Histoires vraies.
Ce sont des petites fictions écrites à partir d'histoires véridiques, que l'on pourra trouver dans ma Petite philosophie de l'Insolite (BoD, 2021), et auxquelles on pourra si l'on veut se reporter.
Toujours bizarre, souvent cocasse, mais aussi parfois tragique, l'ensemble justifie il me semble la remarque d'Hamlet chez Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. »
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