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oilà. J’ai tout obtenu de ce que je désirais. Une bonne position sociale, une belle femme, de beaux enfants, une belle maison, et tout le reste. Un vrai modèle ! J’arrive à la moitié de ma vie, et j’ai toutes les raisons de me féliciter.
Pourtant je sens quelques grincements, non dans mon corps bien sûr (ce serait vraiment dommage), mais dans ce qu’il est convenu d’appeler mon âme. Ma femme, je la désire moins évidemment (c’est classique), et mes enfants m’insupportent souvent. Quant à mon métier, je ne vois pas de possibilité supplémentaire de promotion. De toute façon, je ne peux pas monter plus haut. J’ai tout.
Et je n’ai rien. Non de ce que je voulais avoir autrefois, mais de ce que maintenant je voudrais. Et que voudrais-je ? Je ne sais. Le dégoût me prend en tout cas de tout ce que je vois. C’est comme une lumière aveuglante, zénithale, exactement celle qui se répand à midi, et qui est le désespoir des photographes. Les plans ne sont pas séparés comme le matin ou le soir, et rien n’a de relief. Tout est écrasé. Les ombres sont minimales. Tout semble surexposé, brûlé jusqu’à l’anéantissement. C’est la malédiction du milieu du jour.
Au midi ou au mitan de ma vie, me voici sans plus aucun désir. Ou plutôt avec un désir vague que rien ne satisfait. Aussi je me vois fonctionnant machinalement ou mécaniquement. Bien sûr j’ai une certaine aura, qui tient à mon rôle public, mon métier de professeur. Mais tous ces auditoires consentants, ils ne voient pas la statue vide que je suis devenu. Ils me croient encore vivant, alors que je suis mort il me semble depuis tant d’années. Comme ces étoiles dans le ciel dont la lumière peut encore nous parvenir, mais qui sont mortes depuis longtemps. Là-dessus d’ailleurs ma femme et mes enfants pourraient en dire long. Voyez-vous, mon ami, il ne faut pas juger les gens sur le masque social qu’ils portent. Qu’y a-t-il derrière ce masque ? Voyez-les quand ils l’ont ôté : quand ils rentrent chez eux par exemple.
Longtemps j’ai été actif, et par là j’ai compensé des manques sûrement. Mais maintenant, arrivé au sommet, je sens qu’il me faut redescendre, changer d’allure, et cela je ne le veux pas. Que voudrais-je, sinon revenir en arrière, être à nouveau le jeune homme plein d’élan à qui s’ouvraient toutes les possibilités. Mais c’est impossible. Beaucoup de pièces sur l’échiquier ont déjà été déplacées, et le nombre des coups restant à jouer n’est plus bien grand. Bientôt finira la comédie. Acta est fabula. Game over. Échec et mat...
Un ami psychiatre à qui je me suis ouvert de mon état a parlé de décompensation. Mot bien savant. Je préfère l’acédie monacale, ou même simplement le mot de chute. Comme celle de tel colosse aux pieds d’argile. Le Roi est nu. Qui me relèvera ? A
– Ô mes chers livres : m’aidez-vous ou vous moquez-vous de moi ? Est-ce moi qui parle, ou vous qui parlez en moi ?
... La nuit passée, j’ai fait un rêve. J’étais sur une plage. Un adolescent au visage d’ange, comme ceux de Botticelli, venait me prendre la main, et nous entrions tous les deux dans la mer éternelle. Et là nous nous roulions ensemble dans les flots, unis l’un à l’autre. Puis je me suis réveillé, et je me suis souvenu de la fin de La Mort à Venise, le film de Visconti. C’est bien Tadzio qui m’avait visité, bel éphèbe aux blonds cheveux bouclés, parfaitement androgyne.
Te rencontrerai-je vraiment ? Tel jour par exemple, dans telle assemblée de mes auditeurs ? Certains jeunes gens que j’y vois ont la beauté du Diable, et ne s’en rendent pas compte, ce qui fait leur charme. Plus tard, ils comprennent leur pouvoir de séduction, et ce n’est plus pareil : leur sourire n’est plus aussi pur et franc. La coquetterie le corrompt.
Il me semble que si je fais cette rencontre, plus rien ne comptera pour moi. Sans doute abandonnerai-je ma maison, ma famille, tout ce que j’ai pour suivre mon Botticelli, mon Démon de Midi, qui me rendra tout au centuple. B
Que vienne donc le temps d’une chute heureuse et qu’enfin tombe le Masque ! L’Ombre passée ne me suivra plus, et je n’aurai aucun regret, faisant fi de tous les avertissements que je connais et qui prétendent nous en préserver...
A Psaume 119/28 : « Le chagrin [lxx : l’acédie] a fait couler mes larmes ; relève-moi selon ta parole. »
B Psaume 91/6 : « Tu ne craindras ni la terreur de la nuit, ni la flèche qui vole au grand jour, ni la peste qui rôde dans l’ombre, ni le Démon qui ravage en plein midi. »
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Ce texte est extrait du tome I de mon ouvrage Fictions bibliques - La Bible revisitée, édité chez BoD. Il est illustré de dessins originaux de l'artiste Stéphane Pahon. En voici la présentation en Quatrième de couverture :
Ce livre propose des libres lectures de passages bibliques, présentées sous forme de petites fictions.
Elles servent parfois l'intention du texte initial, mais parfois aussi en problématisent le contenu, quand il n'a plus semblé admissible pour un esprit indépendant.
L'appel à la sensibilité, propre à la littérature, permet de corriger ce que l'exégèse et la théologie traditionnelles peuvent avoir de dogmatique.
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