Lettre de M., élève, à son Professeur
Monsieur le Professeur,
j’ai longtemps hésité à vous écrire, moitié par cause de ma timidité naturelle, moitié par la paralysie où me jetait votre réputation. Je le fais cependant, car je voudrais que vous compreniez l’influence que vous avez exercée sur moi, et que mon exemple, peut-être, puisse servir de témoignage dont d’autres pourraient tirer leur profit pour l’avenir, si vous consentez du moins à y réfléchir et à le prendre en compte.
Dès que je suis entré dans votre classe, et au tout début de votre cours, je vous ai admiré. Je sentais que j’entrais là dans un terrain tout nouveau pour moi, celui de l’intelligence s’exerçant de façon totalement libre, sans aucun préjugé. Vite je me suis conformé à vos façons de penser, car leur originalité même me fascinait, tranchant avec le milieu dont je venais, et qui jusque là m’avait modelé.
On m’y avait appris des normes intangibles, un socle solide où l’on devait s’appuyer, des règles de vie qu’il était hors de question de contester. Dans cette ambiance je me sentais bien. C’était confortable. Là était le bien, et là le mal. Là le bon goût, là le mauvais. Là les lectures substantielles, et là les légères, voire les détestables.
Et voilà que vous avez tout subverti. Bienheureux vertige au début, ivresse délectable ! Je me fis un de vos plus ardents disciples. J’étais fier de tout ce que je recevais de vous.
Et pourtant, à la longue, et à l’occasion aussi de certains cours provocateurs et paradoxaux, je me suis senti ébranlé, vacillant. Peut-être faisiez-vous exprès de provoquer votre classe, et ne pensiez peut-être pas tout ce que vous disiez. Il y avait peut-être ou sans doute en vous de l’humour, de la distance. Mais à l’époque, vu mon jeune âge, je ne les ai pas sentis. Et c’est ainsi que l’ardent néophyte du début entra dans l’indécision et le doute, pour à la fin chuter de tout son haut.
Vous nous montriez que rien n’était respectable qui ne bénéficiait précisément de notre part d’une présomption de respectabilité, que donc c’était nous qui étions à l’origine de toutes nos admirations. Rien qui ne dût son aura à autre chose que nos propres projections. Alors tout le ciel et toutes ses étoiles pouvaient chavirer, puisqu’ils ne prenaient vie et n’existaient que dans notre propre regard et grâce à lui. Il n’y avait plus rien de fixe, d’existant à l’extérieur de soi, à quoi se raccrocher.
Vous n’imaginez pas combien cet écroulement, insidieux au début, fut grand et irrémédiable à la fin. Vous planiez indestructible au milieu des ruines, vous applaudissant (au moins est-ce ainsi que je l’ai ressenti) des destructions que vous faisiez en moi – et sans doute aussi en beaucoup d’autres de mes condisciples.
Car vous avez flétri toutes nos illusions. Certes nous étions petits et jeunes, mais quel droit aviez-vous à nous arracher à cette jeunesse ? Pourquoi aussi ce pessimisme que vous affichiez (je répète que c’est au moins ainsi que nous l’avons ressenti à l’époque) nous a-t-il ainsi pervertis ? Quel plaisir à retransformer nos carrosses en citrouilles ? On pleure parfois ses illusions avec autant de tristesse que les morts. Perdus dans la forêt des doutes, nous les avons semées comme un enfant abandonné ses petits cailloux, mais retrouverons-nous finalement notre chemin ?
Le scandale que vous avez causé, il a causé notre chute. Je pourrais vous en maudire, comme certains autres. Mais je me contenterai de vous en plaindre. Des hommes comme vous, sans doute il est nécessaire qu’il y en ait, mais malheureux l’homme par qui la chute arrive !*
Certes vous avez éveillé notre intelligence, mais l’intelligence est-elle tout ?
Un Souffle nous portait que vous avez détruit. Certes il avait pour lui la simplicité. Mais il avait l’évidence, tandis que vous avez tout embrouillé en semant en nous l’indécision, et peut-être que ce blasphème-là ne sera point pardonné…**
Bien sûr, vous trouverez bien injuste et ingrate cette lettre. Peut-être y répondrez-vous, ou peut-être pas. Tout ce qui nous sépare maintenant, en tout cas, je vous remercie de m’avoir permis de le voir, et c’est à vous que je dois mon évolution d’aujourd’hui.
Pour cette raison, veuillez croire, Monsieur le Professeur, à toute ma reconnaissance.
M., votre ancien élève, année scolaire 19*-19*.
* Matthieu, 18/6-7 : Quiconque entraîne la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu’on lui attache au cou une grosse meule et qu’on le précipite dans l’abîme de la mer. Malheureux le monde qui cause tant de chutes ! Certes il est nécessaire qu’il y en ait, mais malheureux l’homme par qui la chute arrive !
** Ibid. 12/31 : Tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera point pardonné.
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Ce texte est extrait du tome I de mon ouvrage Fictions bibliques, édité chez BoD. Il est illustré de dessins originaux de l'artiste Stéphane Pahon. En voici la présentation en Quatrième de couverture :
Ce livre propose des libres lectures de passages bibliques. Elles servent parfois l'intention du texte initial, mais parfois aussi en problématisent le contenu, quand il n'a plus semblé admissible pour un esprit indépendant. L'appel à la sensibilité, propre à la littérature, permet de corriger ce que l'exégèse et la théologie traditionnelles peuvent avoir de dogmatique.
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