Effacements

e nom et le port d’attache du bateau, lisibles sur sa coque, sont déformés quand ils se reflètent dans l’eau. On peut s’amuser à les y déchiffrer encore, comme ces captchas ou mots altérés qui servent dans le monde digital à séparer les êtres humains des robots : les premiers peuvent reconnaître les mots, mais pas les seconds.

Je vois pourtant un symbole dans leur effacement. L’eau est constamment mouvante, et donc aussi le reflet à sa surface. Si tout s’écoule ainsi, rien n’est sûr dans le monde, et l’écriture, où l’on voit d’habitude la marque essentielle de la survie humaine, est logée à la même enseigne. Rien n’est éternel, pas plus l’écriture qu’autre chose. Et l’axiome verba volant scripta manent (les paroles s’envolent, les écrits restent), manque alors de convenance.

Il y a pourtant une certaine beauté dans cette destruction. Les caractères ici rejoignent les entrelacs colorés des autres reflets dans l’eau, et l’ensemble, qui fait penser à un tableau abstrait, n’est pas sans charme il me semble. Aussi un second sens symbolique, plus radical que le premier, me paraît ici possible.

Quoi que nous puissions penser, et même vouloir solenniser dans l’écriture, est sujet à caution, car une pensée contradictoire, tout aussi pertinente qu’elle, s’y peut opposer. Il suffit de la chercher, et de déterminer le contexte dans lequel elle est justifiable. En bref, tout peut se dire, et son contraire.

Aussi devons-nous nous garder de survaloriser nos pensées et nos écrits. Ils n’ont de justesse que dans un cadre précis. Il n’y a pas de vérité, il n’y a que des validités : des énoncés qui n’ont de valeur que dans une adéquation à un moment précis. L’instant d’après, tout sera changé. Peut-être cette image y fait-elle penser...

Lao-Tseu l’aurait-il aimée, lui qui disait que le Sage est sans idée ?