La Beauté de l'Inutile

N

ormalement le rôle d’un escalier est d’en gravir les marches, et celui d’une rampe est de s’y cramponner pour ne point tomber. Mais ici ces rôles sont tout à fait oubliés. Le cadrage choisi a gommé l’utilité de l’escalier (à supposer qu’on l’y reconnaisse encore), en supprimant sa vision d’ensemble, qui pour l’esprit aurait montré sa finalité. En fait cette photo est une définalisation totale de l’escalier, un arrachement à sa fonction première et habituelle.

Pourtant elle peut séduire, par le jeu de lumières et d’ombres qu’elle contient. D’habitude, celui qui gravit ou descend les marches ne le voit pas, pas plus que sa beauté accidentelle. Seul celui qui s’arrête et contemple est à même de la goûter.

Sans doute l’art est-il lié à une contemplation désintéressée des choses. Tel philosophe l’a déjà dit, en parlant pour l’œuvre d’art de finalité sans fin. Cette définition vaut excellemment pour l’art abstrait ou en voie d’abstraction, comme ma photo : moins on reconnaît de choses du monde, plus on les arrache à leur vision habituelle, qui est très intéressée, et plus on les définalise.

On a souvent dit qu’il n’y a de beau que ce qui ne peut servir à rien, ou bien, comme Cyrano, que c’est bien plus beau lorsque c’est inutile. De fait, pourquoi rester dans le monde de l’utile ? Il est fort limité. Tandis que le nombre des infimes accidents susceptibles d’accrocher l’œil, y compris dans le plus modeste des intérieurs, est infini.

Sachons les accueillir quand ils se produisent. Mieux, par l’attention que nous leur accordons, disposons-nous à hâter leur survenue. Ne nous laissons pas prendre à ceux qui croient que la beauté réside dans tel ou tel sujet, à l’exclusion des autres. Elle réside dans le regard, et non dans le sujet. Certains par exemple ne croient qu’aux beaux sites. Mais ils dispensent fâcheusement de voir tout le reste, qui est sans borne. Si nous le voulions, il y aurait des merveilles partout.

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Cette photo et ce texte sont tirés de ma collection d'ouvrages Petites méditations photographiques, 5 tomes parus, disponibles en version papier et en version électronique (e-book). On peut feuilleter le début de chaque tome en cliquant sur : Lire un extrait. On peut acheter chaque volume sur le site de l'éditeur en cliquant sur : Vers la librairie BoD :