« Si tu continues, je vais te corriger devant tout le monde… ». La petite fille baisse la tête, peut-être rouge de confusion, je ne vois pas bien sa figure. Mais j’imagine bien la suite. Si elle se tient tranquille, ce sera bien – jusqu’à la prochaine fois. Sinon… Le sadisme des mères est sans limite. Elle sera corrigée, effectivement, et pourquoi pas culotte baissée, « devant tout le monde ». Et la foule est grande, qui se presse autour, dans ce jardin public. L’humiliation sera à proportion.
Singulier, ce système d’éducation-dressage, qui voit le maximum d’efficacité dans la punition infligée en public ! Devant le peuple comme on disait, coram populo. C’est lui finalement le juge, le Grand Décideur. À sa voix on se soumet, et cette voix est même celle de Dieu : vox populi, vox Dei. L’individu n’existe pas, s’il ne se soumet à elle. On ne vit que grâce au consensus, à l’approbation générale. Et inversement, la réprobation, l’index du Peuple, rejette au néant. Rien de plus fasciste ou fascisant que cela : on n’a jamais raison contre tout le monde. – Mais si justement, au contraire : on peut avoir raison tout seul, ou « devant tout le monde ». On ne tombe pas toujours en solitude, parfois on y monte. Et il est des cas où l’union fait la faiblesse…
Ah ! Madame, vous avez bien dû intégrer tout cela, pour ainsi agir avec votre fille. On a dû vous apprendre à être conforme, à vous modeler selon le regard des autres. Surtout ne pas faire de vagues, rester dans la norme sociale. Sinon, de quoi est-ce qu’on aurait l’air ? De toute façon, c’est bien comme cela qu’on a toujours fait : alors… c’est bien tout court. Et tout naturellement vous élevez, ou plutôt vous abrutissez de la même façon votre progéniture.
Gageons que si, mariée, vous aviez un amant, le plus grave pour vous serait que cela se sache, que vous soyez exposée à l’opinion, aux regards, « devant tout le monde »… Vous ne savez pas que la plus grande volupté parfois est de passer pour un crétin aux yeux d’un imbécile. Je ne sais plus qui a dit : « Si les gens qui disent du mal de moi savaient ce que je pense d’eux, ils en diraient bien davantage ». En tout cas, c’était un grand sage. Mais tout cela sans doute vous échappe, et voici que vous me regardez avec méfiance, ou peut-être hostilité, ce en quoi d’ailleurs vous avez parfaitement raison. En fait, ce dont vous menacez votre enfant est ce que vous redoutez le plus pour vous-même. Et aussi évidemment vous vous l’imaginez, elle la chair de votre chair, à votre propre image. Mais que savez-vous d’elle, au fond ?
La voici qui s’est remise à jouer. Elle essaie de pénétrer dans le Château fort en plastique, maladroitement. Naturellement elle hésite, ne sait comment s’y prendre, tente tout de même de s’insinuer. Mais la voici à nouveau abasourdie des cris maternels.
– « Sors de là, tu vois bien que cette porte est trop étroite, va ailleurs, à l’autre, par exemple, fais comme les autres. »
Chère petite, prends cette porte, entre par la porte étroite*. Alors tu répondras à ta génitrice, mais sans doute bien plus tard, que c’est le seul moyen de triompher de la dictature de la foule, d’avoir raison au regard de l’essentiel, et ainsi, en se moquant parfaitement de ce pour quoi on passe, de véritablement passer « devant tout le monde »…
* Matthieu 7/13 : Entrez par la porte étroite. Large, en effet, et spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il en est beaucoup qui s’y engagent ; mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et il en est peu qui le trouvent.
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Ce texte est extrait du tome I de mon ouvrage Fictions bibliques, édité chez BoD. Il est illustré de dessins originaux de l'artiste Stéphane Pahon. En voici la présentation en Quatrième de couverture :
Ce livre propose des libres lectures de passages bibliques. Elles servent parfois l'intention du texte initial, mais parfois aussi en problématisent le contenu, quand il n'a plus semblé admissible pour un esprit indépendant. L'appel à la sensibilité, propre à la littérature, permet de corriger ce que l'exégèse et la théologie traditionnelles peuvent avoir de dogmatique.
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