Lettre de Christiane à son amie Irène
Divisée... C’est comme cela que je me sens. À cause de lui.
Comment cela a-t-il pu se passer ? Bien sûr dès le début je l’ai aimé. Il était si beau, si gentil aussi et si prévenant ! Toute entière je me suis donnée à lui, et je croyais éternel ce sentiment qui m’habitait : quelque chose de pur et sans mélange, prenant son envol sur les ailes du rêve. Mais la suite a démenti mon espoir.
Au fil des jours il m’a révélé sa vraie nature. Calculateur et ne pensant qu’à lui, pour lui je ne comptais pas pour grand-chose. J’avais beau comme on dit prendre sur moi, tous mes efforts pour nourrir notre relation (ou ce que pensais être une relation) furent vains. Et petit à petit je me suis détachée.
Détachée ? Non, pas vraiment. Mais s’insinua en moi un sentiment qui détruisit mes illusions : quelque chose qui ressemblait au mépris. Et aussi je m’en voulais de m’être ainsi engagée : je me découvrais bien naïve et imprudente, et cette découverte me faisait encore plus souffrir. J’avais aussi du mépris pour moi-même.
Lorsque j’appris qu’il voyait aussi d’autres femmes, je me sentis humiliée. Il me demanda un pardon que je lui donnai, me figurant qu’il changerait. Mais comme le temps aidant il ne changea pas, je m’en voulus de ce pardon que je lui accordai alors. J’avais petit à petit perdu ma dignité. Finalement j’étais tombée de tout mon haut, je n’étais plus la femme sûre d’elle que je croyais être.
Les disputes aussi s’achevaient par ces répugnantes réconciliations sur l’oreiller, et dont tu as au moins entendu parler si tu ne les as pas connues. – Répugnantes ? Non, car mon corps y trouvait son compte, même si mon cœur et mon âme en étaient absents. Dans ce consentement à ses caresses j’étais irrémissiblement partagée. Cette affreuse adhésion me plongeait dans un enfer sans retour.
Souvent j’ai pensé à le quitter. Mais dans les réflexions qui tyrannisaient alors mon esprit, le gouffre de la solitude me faisait peur. Tu connais mon exaltation, et combien j’ai de mal à m’en délivrer. Trouverais-je encore un partenaire qui pût la nourrir ? L’avenir n’était-il pas clos pour moi ? Tout tournait dans mon esprit, sans que rien de décisif en pût sortir.
Finalement je ne sais plus si je l’aime encore un peu, ou si je le hais, tout en me haïssant moi-même. Plains-moi, ma chère Irène. Goûterai-je un jour cette paix à qui ton prénom te destine ? Combien le voudrais-je, sans pouvoir l’espérer ! Je t’envie de ne pas connaître, dans ta sagesse, cette ambivalence où je me débats : je n’ai plus d’unité intérieure, je ne sais plus qui je suis. Le saurai-je seulement, quand mon âme sera séparée de mon corps et aussi de mon esprit, qui aujourd’hui la trahissent ?
Réponse d’Irène à Christiane
Ma chérie,
tu te dis divisée, tu parles d’un enfer. N’oublie pas que c’est le lieu du Diable, qui comme son nom l’indique est le grand Diviseur. L’état « diabolique » donc où tu te trouves, tu dois en sortir. Même te sachant non croyante, à la différence de moi, je me permets de te rappeler cette si belle maxime de l’Évangile : Que votre oui soit oui, et que votre non soit non, et tout le reste vient du Malin.*
Rien de bon ne peut sortir d’un sentiment mélangé, où les intérêts différents tirent chacun de leur côté. Est bon un sentiment qui nous unifie, et mauvais un sentiment qui nous divise. Tu peux, j’en suis sûre, retrouver cet état « pur et sans mélange » dont tu parles. Tout alors ira dans le même sens : le désir, le don, l’estime, la camaraderie même et l’amitié, tout cela fait un amour lucide et mature. On ne peut avoir pour quelqu’un désir et mépris à la fois. Sinon c’est cet « amour vache » comme disent les Français, ou ce hell love dont parlent les Anglais, qui renvoie bien à l’enfer dont tu parles.
Je te souhaite de dire bientôt des vrais « oui » et des vrais « non », et d’être unifiée. Aussi bien tu l’as été dans l’enfance, cet état magique et béni, ce paradis lointain dont parle le poète, où tout ce que l’on aime est digne d’être aimé. Unifiée, pourquoi ne pourrais-tu le redevenir ? Le soleil qu’on a déjà vu n’est pas détruit par les nuages qui l’offusquent un temps. Garde courage.
... Et aussi, à propos des « oui » et des « non », je pense maintenant à un autre évangile que celui que je t’ai cité, que je fréquente même « hérétique », et que j’actualise à ton intention, en gardant son esprit. Puisses-tu toi aussi revenir, par-delà la dualité, à cette unité que connaissent naturellement les enfants, qui sont entièrement à leurs élans, et faire le Deux Un !**
Je t’embrasse.
Ton amie Irène.
* Matthieu 5/37
** Évangile selon Thomas, logion 22 (actualisé) : Jésus vit des petits qui tétaient. Il dit à ses disciples : « Ces petits qui tètent sont semblables à ceux qui entrent dans le Royaume. » Ils lui dirent : « Alors en étant petits entrerons-nous dans le Royaume ? » Jésus leur dit : « Lorsque vous faites le deux Un..., lorsque vous faites le ‘oui’ à la place du oui, et le ‘non’ à la place du non, alors vous entrerez dans le Royaume. »
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Ce texte est extrait du tome I de mon ouvrage Fictions bibliques, édité chez BoD. Il est illustré de dessins originaux de l'artiste Stéphane Pahon. En voici la présentation en Quatrième de couverture :
Ce livre propose des libres lectures de passages bibliques. Elles servent parfois l'intention du texte initial, mais parfois aussi en problématisent le contenu, quand il n'a plus semblé admissible pour un esprit indépendant. L'appel à la sensibilité, propre à la littérature, permet de corriger ce que l'exégèse et la théologie traditionnelles peuvent avoir de dogmatique.
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