I |
l l’aimait, pensant à elle tous les jours. Elle était sa fiancée, et il la voyait encore de façon intermittente. Mais enfin il comptait beaucoup sur le mariage prochain, pour être ensemble réunis. Il voyait déjà en imagination la grande église peine de monde, et toute emplie des chants cérémoniels. Tous deux voulaient cette solennité traditionnelle, contrastant avec la banalité d’un mariage civil.
Le voici qui prend sa voiture, pour aller encore une fois au-devant d’elle. Il fait très beau, dehors et dans son cœur. Bientôt il la verra. Son image gomme la route.
Un grand bruit, une commotion intense. Il est bloqué dans l’habitacle, encore conscient, mais n’en pouvant s’extraire. D’où venait cette autre voiture ?
À l’hôpital des accidentés, tombe le diagnostic : deux jambes brisées, et on ne sait rien encore de l’état de la colonne vertébrale. Peut-être une rééducation possible ? Sous toutes réserves en tout cas...
Sur son lit de souffrance, il la regarde. Elle est venue, immédiatement accourue, compatissante. Toute la douceur du monde dans son regard. Et aussi, à ses côtés, un ami très proche, réconfortante présence.
Rien ne les empêchera de s’appartenir, n’est-ce pas ? Le mariage sera seulement retardé, ne crois-tu pas ? Elle acquiesce, et le rassure.
Tous les trois supputent maintenant le délai probable. Et à nouveau viennent les projets et les rêves.
À quelque temps de là...
Un jour leur arrive une lettre de l’Évêché. Vite ils l’ouvrent, impatients de son contenu. Ils lisent :
La cérémonie ne pourra se tenir, à cause de l’impuissance copulative du fiancé, qui constitue une des raisons dirimantes exprimées dans le Droit canon, lequel fonde le mariage sur l’acte sexuel opéré en vue de la procréation des enfants.
Les voici tous deux effondrés. Tout s’écroule de ce qu’ils avaient prévu. Qu’attendre maintenant d’autre pour l’avenir ? Il n’est pas sûr qu’il puisse totalement se rétablir, et donc que l’interdiction épiscopale puisse être levée. Qu’en penser ?
Mais l’ami, consulté, intervient. Sa culture historique et philosophique lui permet de prendre à partie l’évêque inflexible, dans une lettre ouverte très argumentée qu’il décide d’adresser à la presse. Publiée, en voici la teneur :
« De quoi se mêlent les religions en l’espèce ? D’abord subordonner l’amour à la seule sexualité réalisée est le réduire bien souvent. Il peut exister un amour non sexuel. Songez, Monseigneur, aux partisans de la Fin’amor au Moyen-âge, qui cherchaient souvent dans l’épreuve de la chasteté volontaire un moyen de sublimer les pulsions par quoi l’homme tient de l’animal. Pensez aussi aux Condormants, qui à la même époque s’essayaient au martyre blanc, épreuve consistant à coucher avec un partenaire de l’autre sexe pour vérifier si l’on était capable de garder la continence. Ou pensez encore au syneisaktisme des Pères du Désert, forme d’ascèse consistant en la cohabitation chaste avec une personne de sexe différent, pour surmonter les tentations charnelles.
« Là est l’essence, Monseigneur, de tout l’amour courtois, qu’il ne faut pas balayer d’un revers de main, pas plus que l’amour dit platonique. Et d’ailleurs, votre Église elle-même ne fait-elle pas l’éloge de la virginité, en promouvant son culte marial ?
« En second lieu, subordonner comme vous le faites dans votre mandement la sexualité à la reproduction de l’espèce, c’est ravaler l’homme précisément au rang des animaux, chez lesquels ce lien est constant. Mais l’homme a disjoint sexe et reproduction, en inventant l’érotisme, qui est précisément sa spécificité. L’enjeu est le plaisir qu’on peut se donner mutuellement, qu’il serait bien barbare de vouloir refuser à ces pauvres êtres promis à la mort que nous sommes, durant notre bref passage sur cette terre.
« Certes je reconnais que l’Église se contente de refuser l’impuissance copulative, et ne va pas jusqu’à considérer, comme raison dirimante d’annulation d’un mariage, la stérilité, comme dans un certain judaïsme orthodoxe. Mais de ce qu’une mesure semble moins grave il ne faut pas conclure qu’elle ne l’est pas du tout.
« Espérons maintenant que soit rapidement levée cette interdiction d’un autre âge !
Tous deux le remercient chaleureusement. Ils reprennent espoir. Au surplus et de toute façon, si perdure l’ostracisme, édifiés maintenant sur ce qu’il représente, ils se marieront à la mairie...[i]
[i] À Viterbo, en Italie, deux fiancés, âgés de 25 et 26 ans, devaient se marier. Mais un mois avant la célébration, un grave accident de la route priva le jeune homme de l’usage de ses jambes. Dès lors l’évêque du lieu annula la cérémonie, au motif d’« impuissance copulative », une des « raisons dirimantes » exprimées dans le droit canon, qui fonde le mariage sur l’acte sexuel opéré en vue de la procréation des enfants. (Source : site de L’Express, 11/06/2008).
***
Ce texte est tiré de mon dernier livre, paru chez BoD , Histoires vraies.
Ce sont des petites fictions écrites à partir d'histoires véridiques, que l'on pourra trouver dans ma Petite philosophie de l'Insolite (BoD, 2021), et auxquelles on pourra si l'on veut se reporter.
Toujours bizarre, souvent cocasse, mais aussi parfois tragique, l'ensemble justifie il me semble la remarque d'Hamlet chez Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. »
> Pour plus de renseignements sur cet ouvrage, et pour le commander sur le site de l'éditeur, merci de cliquer sur l'image ci-dessous :
Ce livre est aussi disponible sur commande en librairie, et sur les sites de vente en ligne.