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raiment je suis choquée. Que veut dire cette affiche ? Peut-on réellement faire l’éloge des rencontres extraconjugales, comme il y est dit, et y exhorter de façon si claire ? Pourquoi l’avoir autorisée ?
... Sur le bus parisien à l’arrêt, elle regarde longuement l’annonce placardée, signée Gleeden, frappée d’une pomme croquée, avec la légende : « Contrairement à l’antidépresseur, l’amant ne coûte rien à la Sécu ».
Elle s’éloigne. Mais elle ne s’en tient pas à ces récriminations. Elle prend une décision. Elle décide d’écrire à l’Association Familiale catholique (AFC), dont elle partage les orientations, pour lui signaler la présence de la scandaleuse affiche.
À quelque temps de là...
Article paru dans la presse (Le Figaro) :
L’Association AFC assigne en justice la société éditrice de l’affiche, en s’appuyant sur l’article 212 du Code civil, qui stipule que « les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance ». La requête présentée affirme que la publicité en question est « illicite », car elle est une incitation à « violer une obligation contractée lors du mariage ».
Avertie de la chose, la récriminante n’est pas peu fière. Enfin on va voir ce qu’on va voir ! Elle s’en ouvre à une amie très proche, lui fait part de son triomphe par Association interposée. Il suffit maintenant d’attendre le résultat de l’assignation, mais il n’y a aucune raison de supposer qu’il ne soit pas satisfaisant, n’est-ce pas ?
À sa grande surprise, l’amie n’entre pas dans sa façon de voir, et sa figure assombrie le montre assez.
– Mais pourquoi n’es-tu pas de mon avis ? C’est peut-être que tu ne risques rien pour ton propre couple. Tu m’as déjà dit que ton mari ne te trompe pas, tu n’es donc pas concernée par ce combat. C’est facile de se tenir à part dans une telle situation !
Mais l’amie la détrompe vite.
– Précisément. Puisque tu évoques ma situation, parlons-en plutôt. Tu ne la connais pas vraiment. Il est vrai que mon mari ne me trompe pas aujourd’hui, et je pense même qu’il ne m’a jamais trompée depuis que nous sommes mariés. Mais enfin, combien il me le fait payer chaque jour ! Il est maussade constamment, sans ces petits mots gentils, ces petits gestes aussi, qui rassurent une femme sur la réalité de l’amour qu’on lui porte. En fait, tu n’as pas assez réfléchi à l’idée de fidélité. Si tu la comprends simplement comme le fait de ne pas être infidèle, alors on est loin du compte en matière de relation vraie avec le partenaire. Sois sincère. Combien en connaissons-nous, qui restent fidèles comme on dit à leur conjoint, c’est-à-dire ne le trompent pas, mais dont toute la conduite semble ne faire que le leur reprocher !
Comme son amie n’a pas l’air de comprendre, elle poursuit :
– Comme pour beaucoup de choses dans la vie, ce n’est pas tout ici de ne pas faire, il faut en outre faire, en l’occurrence agir pour rendre le partenaire heureux, être gentil et attentionné chaque jour, plutôt que lui faire la tête constamment tout en ne le trompant pas, ce qui revient à le lui faire regretter. Beaucoup agissent bien, comme on dit, mais semblent ne jamais en être revenus. En vérité, la clé de toute la morale est qu’un Tu dois ne se résout et limite jamais à un Tu ne dois pas.
– Tout de même... Tu as beau bien parler, mais il me semble que le mariage au moins, comme institution, doit être préservé...
– Non, il est à construire au contraire. Rien n’est donné au départ, tout doit se bâtir. Il devrait être comme une décoration dont on gratifierait, à la fin de leur vie, les couples qui s’en seraient rendus dignes. Au fait, as-tu appris le latin, dans ta scolarité ?
– Un peu. Mais je crois bien que je l’ai oublié...
– C’est bien dommage. Alors je te rappelle la formule matrimoniale prononcée dans l’église : Ego conjungo vos in matrimonium, qu’on traduit par Je vous unis en mariage, signifie : Je vous unis pour le mariage, car il y a un accusatif, lieu de la destination, et non pas un ablatif, lieu où l’on se trouve, qui serait matrimonio.
– C’est bien trop savant pour moi, et je ne vois pas en tout cas en quoi cela concerne la fidélité.
– Tu vas voir. L’essentiel dans la vie d’un couple est le but qu’il se propose d’atteindre ensemble, et qui n’est jamais donné au départ. Il faut, comme on l’a dit, regarder ensemble dans la même direction. Le sens bien sûr est symbolique : regarder ensemble dans la même direction n’est pas regarder ensemble la télévision, dans une indifférence mutuelle où sombrent beaucoup de couples, à commencer par celui que je forme avec mon mari ! – Ici, la direction est la perception consciente et méditée d’un futur et d’un projet communs. On épouse quelqu’un pour l’aimer, et non pas parce qu’on l’aime. Dès lors ce qui importe n’est pas l’interdiction de l’adultère, mais l’amour actif, la gentillesse et l’attention réciproques. Ne pas tromper l’autre simplement ne nous acquitte de rien.
– Tu m’effraies beaucoup. Car où va-t-on si on te suit ? Et les devoirs à respecter ? Et ce qu’on nous a toujours dit de la fidélité ?
– En fait, elle ne consiste pas forcément à ne pas tromper seulement son partenaire, mais à tâcher de le rendre heureux ou heureuse. Être fidèle à quelqu’un n’est pas seulement ne pas lui être infidèle, et il y a des « fidélités » qui sont des enfers à vivre, quand on les jette constamment à la tête de celui ou celle qu’on ne cesse de tourmenter par ailleurs.
Les deux amies se quittent, la première ébranlée dans ses croyances, et la seconde avec le regret de n’avoir pas connu dans sa vie ce qu’elle vient de défendre.
À quelque temps de là...
Nouvel article paru dans la presse (Le Figaro) :
La Confédération nationale des associations familiales catholiques, qui assignait le site de rencontres extraconjugales Gleeden au motif que ce dernier faisait l’apologie de l’infidélité et de l’adultère, a été déboutée par le Tribunal de grande instance de Paris.
L’association estimait que Gleeden violait l’article 212 du Code civil. Celui-ci dispose que « les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance ».
Le tribunal a estimé que cette obligation de fidélité n’était pas absolue, et supportait plusieurs cas dérogatoires. Il a cité deux exemples : celui des couples libertins, qui « se sont déliés d’un commun accord de cette obligation », et celui où « l’infidélité d’un époux peut être excusée par le comportement de l’autre ». Il a donc estimé que l’obligation de fidélité était une affaire privée, ne concernant que les époux eux-mêmes : eux seuls ont qualité, faute d’accord, pour saisir la justice qui distinguera les cas.
Réunies à nouveau, les deux amies discutent, la première de sa déception et la seconde de sa satisfaction.
– J’approuve tout à fait, dit cette dernière, la sagesse de ce tribunal. Enfin on cesse d’invoquer un principe sacrosaint, qui serait valable pour tous, sans exception ! Enfin on reconnaît les droits de chaque individu, face à une Transcendance sociale (la supposée « défense de la famille ») qui ferait bon marché de la liberté que chacun doit avoir de discuter avec son partenaire ! D’ailleurs, ajoute-elle, l’avocate de Gleeden a salué, comme le dit la fin de l’article du Figaro, « la victoire de la liberté d’expression sur les bigots animés d’une volonté de censure ».
Mais son amie, choquée par le mot, lui rappelle la fin de l’article qu’elle n’a pas mentionnée, indiquant que les bigots en question ne s’avouent pas vaincus, et ont l’intention de faire appel du jugement.
Toutes deux alors se réconcilient, si cela se peut faire et si cela plaît au lecteur de cette histoire, sur un retentissant :
À suivre...[i]
[i] Source : LeFigaro.fr., 09/02/2017.
***
Ce texte est tiré de mon dernier livre, paru chez BoD , Histoires vraies.
Ce sont des petites fictions écrites à partir d'histoires véridiques, que l'on pourra trouver dans ma Petite philosophie de l'Insolite (BoD, 2021), et auxquelles on pourra si l'on veut se reporter.
Toujours bizarre, souvent cocasse, mais aussi parfois tragique, l'ensemble justifie il me semble la remarque d'Hamlet chez Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. »
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