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egarde comme elle est belle ! Nous l’avons choisie ensemble dans ce magasin où nous avons été, tu te souviens ? Et maintenant vois comme elle te va bien, assortie à ce beau t-shirt. Tu es vraiment une petite femme, et il faut t’affirmer ainsi. N’en aie pas honte : nous devons bien montrer notre féminité, tu ne crois pas ? Surtout en ce jour 8 mars, jour des droits de la femme. Tu seras un porte-drapeau de nous toutes. À ce soir, ma chérie. Montre-toi bien, et défends-nous bien toutes !
La chérie quitte la maison, toute pleine des paroles et des recommandations de sa mère, fière aussi de sa tenue. En chemin, elle rejoint certaines de ses camarades, tout comme elle enjupées. Le bouche-à-oreille a bien fonctionné. Toutes elles pénètrent dans l’enceinte du collège. Ensuite, depuis la cour, rompant le groupe, chacune va vers sa classe.
– Toi, peux-tu venir ? L’ordre la surprend. C’est le Principal-adjoint. Convoquée, elle obtempère.
Mais il ne lui parle pas sévèrement. Il a l’air plutôt gêné, ne sachant trop comment dire ce qu’il a à dire. À la fin, il se décide. Plusieurs de ses camarades garçons ont insulté celles qui portaient jupe. Aussi, dans un esprit de protection, il vaut mieux qu’elle abandonne cette tenue, pour ne pas risquer à son tour d’être l’objet soit de moquerie, soit d’agression physique. Qu’elle comprenne : il n’y a pas à son égard de réprimande ou de punition. C’est seulement dans son intérêt qu’il donne ce conseil. C’est pour son bien. N’est-ce pas ?
D’abord surprise, elle réfléchit ensuite. Pourquoi n’a-t-il pas réprimandé ou puni ces garçons mal intentionnés ? Pourquoi dire aux jeunes filles de changer leur tenue, et ne pas dire à leurs insulteurs ou agresseurs potentiels de changer leur langage ou leur comportement ? Pourquoi s’en accommoder, comme s’ils étaient normaux ? Et finalement être de leur côté ? Pourquoi inverser les rôles, culpabiliser les victimes ? Ce n’est pas juste.
Toute la journée elle repense à la question, sans pouvoir trouver dans ce qui lui est arrivé une leçon générale satisfaisante. Elle devra le soir même, au retour du collège, raconter cela en visiophonie à son grand frère, étudiant en philosophie à *, qui saura sûrement mettre des mots sur ce qu’elle sent.
Et voici la réponse qu’il lui fait :
« Ne t’inquiète pas, petite sœur. Cet homme est un administratif, et c’est le propre de toute administration de ne pas vouloir faire de vagues ou avoir d’ennuis. Pour cela on ferme les yeux ou on regarde ailleurs, par lâcheté et démission, au risque de donner la main à ceux qui font mal, et de s’en faire objectivement complice. Laisse le fonctionnaire à sa fonction, la vraie humanité est souvent ailleurs. Mais tu as eu raison de t’indigner. Fais-le toujours, comme d’autres l’ont fait avant toi. Il y a quelque chose de pire que la méchanceté, c’est le silence devant ce que font les méchants. Écoute ce que dit un grand insurgé, Charles Péguy, dans un beau texte que j’encadre et sélectionne pour toi et que tu liras un jour en entier :
Complice, c’est pire qu’auteur, infiniment pire… Celui qui laisse faire est même bien plus coupable que celui qui fait. Car celui qui fait, il a au moins le courage de faire. Mais pour celui qui laisse faire, il y a la lâcheté en plus.
Je te félicite en tout cas de ta révolte. Continue ainsi.
Bises. »[i]
[i] Comme tous les ans, le 8 mars 2012 a été consacré à la Journée internationale des droits des femmes. Pour la fêter, une vingtaine de collégiennes d’un établissement de l’Ain ont décidé de venir à l’école en jupe. Mais la direction du collège a demandé à ces adolescentes, âgées de 13 à 15 ans, de s’habiller autrement.
Voici ce qu’a dit, selon Le Progrès, le principal-adjoint du collège : « Je suis intervenu auprès de ces jeunes filles pour leur expliquer que la démarche était louable, mais qu’il était hors de question que d’autres élèves leur manquent de respect. Malheureusement, plusieurs insultes ont fusé. Il n’a jamais été question de sanction ou d’interdiction, mais il m’a semblé préférable, dans une optique de protection, de leur demander de changer de tenue… »
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Ce texte est tiré de mon dernier livre, paru chez BoD , Histoires vraies.
Ce sont des petites fictions écrites à partir d'histoires véridiques, que l'on pourra trouver dans ma Petite philosophie de l'Insolite (BoD, 2021), et auxquelles on pourra si l'on veut se reporter.
Toujours bizarre, souvent cocasse, mais aussi parfois tragique, l'ensemble justifie il me semble la remarque d'Hamlet chez Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. »
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