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l la surprenait beaucoup, en lui laissant croire qu’il n’avait pas hâte de la rejoindre, et en différant parfois les moments qu’il pouvait passer avec elle. Lui donnait-il un rendez-vous, il s’y rendait avec un certain retard. Avait-il l’occasion de la voir, il préférait lui parler au téléphone. Faisaient-ils des projets ensemble, il ne se pressait pas pour les réaliser. Toutes choses par quoi elle se sentait ébranlée, et comme on dit déstabilisée.
Un jour, comme une nouvelle fois elle lui demandait la raison de son étrange comportement, il lui dit :
–Tu devrais penser à ce qui est arrivé à Neil Amstrong, le premier homme à avoir marché sur la Lune. Il s’est retiré de la vie publique dans son Ohio natal. Il ne donne aucune entrevue. On prétend qu’il ne s’est jamais remis de son « pas de géant » accompli au nom de l’humanité, et que, depuis qu’il est revenu de la Lune, il n’est plus tout à fait le même. Il souffre, dit-on, d’une maladie curieuse : le « syndrome de l’accomplissement total ». Ayant concrétisé le plus suprême de ses rêves, il aurait perdu le goût de tout. Devenu une sorte de zombie, il connaîtrait ce que les moines médiévaux appelaient l’acédie, le désintérêt pour toutes choses.
Et comme elle ne voyait pas bien le lien de ce qu’il disait avec sa façon de vivre, il entreprit de l’éclaircir davantage :
– Rien de curieux pourtant là-dedans, et l’insolite n’est qu’apparent. Tout se passe pour moi comme s’il y avait un principe de malédiction, une sorte de moins-être, dans tout accomplissement, qui est comme la rupture de l’infini des possibles présent au départ, comme l’éclatement catastrophique d’une unité première. Sans doute n’y as-tu toi-même jamais pensé, mais songe qu’on peut en effet menacer quelqu’un de l’accomplissement de ce qu’il souhaite le plus ardemment. Certes s’il n’obtient pas ce qu’il désire, il peut être frustré. Mais s’il l’obtient, il n’aura plus rien à désirer, ce qui est sans doute le pire des états. Les dieux nous punissent en nous exauçant. Tu as sans doute l’habitude de faire des cartes de vœux au mois de janvier ?
Elle acquiesça. Il poursuivit :
– Changeons donc nos cartes de vœux. Rédigeons-les ainsi : « Je vous souhaite de ne pas obtenir cette année tout ce que vous désirez ! » Je ne sais quelle tête ferait le destinataire, mais cela vaut le coup toujours d’essayer.
Elle crut qu’il se moquait d’elle. Mais très sérieusement il continua, dans ce qui apparemment était son plus intime credo :
– Le désir fleurit, la possession flétrit toute chose. La vraie fête, c’est la veille de la fête. Le vrai dimanche, c’est le samedi soir. Les vraies vacances, c’est le jour où on les prend. Les absents ont toujours raison, mieux vaut jamais que tard, et loin des yeux, près du cœur... « Comme vous étiez jolie, hier soir au téléphone ! » : ce beau mot de Sacha Guitry, je le vérifie chaque fois que je t’appelle, et ne crois pas que je suis alors lassé de toi. Tu es plus en moi quand tu n’es pas là. Connais-tu ce mot attribué à Clemenceau : « Le meilleur moment en amour, c’est quand on monte l’escalier » ? Il est meilleur dans les rêves que dans les draps. L’homme descend du Songe : il meurt de le réaliser…
Elle l’interrompit alors, le remerciant ironiquement pour sa grande leçon sentencieuse et professorale. Mais pour l’instant voulait-elle vraiment être l’Arlésienne, dont on parle toujours et qu’on ne voit jamais ? Aussi bien que Madame Colombo...
... Je ne sais quant à moi que penser quant au destin de ce couple. Accepterait-elle un jour d’entrer dans les raisons de son ami ? De comprendre la singulière façon d’aimer qu’il avait ? Et surtout de voir ce dont il se méfiait, en le désignant de son vrai nom :
Le temps qui passe.[i]
[i] Sur le cas d’Armstrong, voir :
https://www.lemonde.fr/archives/article/1994/07/17/images-explorations_3816350_1819218.html
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Ce texte est tiré de mon dernier livre, paru chez BoD , Histoires vraies.
Ce sont des petites fictions écrites à partir d'histoires véridiques, que l'on pourra trouver dans ma Petite philosophie de l'Insolite (BoD, 2021), et auxquelles on pourra si l'on veut se reporter.
Toujours bizarre, souvent cocasse, mais aussi parfois tragique, l'ensemble justifie il me semble la remarque d'Hamlet chez Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. »
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