T |
u l’as cassé. Comment-est ce arrivé ?
– Il m’a échappé des mains. Je suis désolée.
– Ce vase était un souvenir de ma mère, et j’y tenais.
– Je t’en offrirai un autre, tout pareil, pour me faire pardonner.
– ... Mais non, attends plutôt. Je vais le faire réparer, il suffit de ramasser et de réunir les morceaux par terre.
– Mais ils sont trop nombreux, et la réparation se verra !
– Cela ne fait rien, et d’ailleurs à bien y réfléchir c’est mieux. Car cet objet gardera son histoire, au lieu qu’un neuf n’en aurait aucune. Essayons la réfection. Tu verras que ce qui s’est brisé, même resté à l’état de cicatrice, nous sera plus cher encore.
– Alors tu ne m’en veux pas trop ?
– Non, bien sûr, d’autant que ce qui est arrivé nous donne l’occasion de réfléchir sur l’intact et le cassé. Veux-tu bien qu’on le fasse ?
– Oui, même si je ne vois pas où cela peut mener... Enfin, l’essentiel est que cela te convienne.
– Je pense à l’usage japonais du kintsugi : c’est une méthode de réfection des poteries brisées, les traces de la réparation étant volontairement laissées bien visibles, et donnant ainsi à l’objet une plus-value. On prend en compte son passé, son histoire et les accidents éventuels qu’il a pu connaître. Sa brisure ne signifie plus sa fin ou sa mise au rebut, mais un renouveau, le début d’un autre cycle et une continuité dans son utilisation. C’est pourquoi on ne cache pas les réparations, mais au contraire on les met en avant. Comprends-tu la chose ?
– Elle me surprend beaucoup en tout cas.
– C’est que nous sommes habitués, dans une civilisation de l’éphémère et du jetable, à ne plus rien réparer, mais à tout remplacer. Pourtant nous devrions méditer sur l’exemple japonais, si insolite peut-il paraître à nos yeux. Les conséquences en sont considérables.
– Lesquelles?
– Elles évitent l’amnésie et l’absorption dans l’instant qui nous caractérisent, en préservant la mémoire des choses. Chargées d’histoire et de coutures, elles nous touchent plus que flambant neuves. Qui ne voit que ce qui fait leur prix même est d’être fragiles et toujours menacées ? – Maintenant, pour te consoler, ou te récompenser de ton accident chanceux de tout à l’heure, en ce cas de ta felix culpa (ton heureuse faute), je t’invite ce soir à ce concert de flamenco auquel tu m’as dit que tu aimerais assister.
Le soir même
– Regarde bien la chanteuse, vois ce qu’elle fait.
– Elle vient de porter un flacon à ses lèvres et de boire une rasade, avant de chanter.
– C’est de l’alcool fort, pour volontairement se briser la voix.
– Briser sa voix, dis-tu ? Mais c’est dommage il me semble.
– Pas du tout. Éraillée, elle fera mieux parler l’âme qu’une voix lisse. Le chant profond (cante jondo), qui vient du fond des entrailles, n’a rien à voir avec le bel canto. Il touche l’âme plutôt qu’il ne charme l’oreille. Souviens-toi du fameux Ay ! qu’elle a crié au début, et par quoi tu as été tellement surprise. J’ai dit « crié » et j’ai raison, car il est bien plus un cri qu’un chant. La chanteuse a peut-être transgressé les codes du bon goût, mais ce faisant elle a touché, ému davantage ses auditeurs. Et cela l’a disposée à laisser entrer en elle et s’exprimer le duende.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un petit lutin malicieux qui dérange tous nos plans. Il brise l’habitude, l’attente, et touche plus profond. Cela vaut pour beaucoup d’arts, chant, poésie, et bien d’autres. – Vois-tu, tu as décidément bien fait de briser ce vase aujourd’hui. Outre la philosophie que nous en avons tirée, l’esthétique aussi nous fait signe maintenant. La réussite en art est toujours dans une brisure : celle d’un code, comme un bug dans un programme. Quand nous voulons dire que telle œuvre est faible, nous disons bien qu’elle ne casse rien. Une œuvre réussie au contraire est déchirante ... C’est pourquoi nous devons bien écouter notre chanteuse. Voyons ce qu’elle casse et déchire en nous.
Le lendemain
– T’ai-je convaincue hier avec tous mes beaux discours ?
– Peut-être. Mais dirais-tu maintenant la même chose des blessures et brisures de la vie elle-même ?
– Il me semble que oui. Si elles peuvent détruire dans l’instant, elles peuvent aussi faire mûrir avec le temps. Ce n’est pas pour rien que l’art du kintsugi, dont je t’ai parlé hier et qui répare les objets cassés, est souvent utilisé en psychologie comme symbole et métaphore de la résilience. Les cicatrices que nous laissent les blessures et brisures de la vie sont la trace, je pense, d’un Essentiel qui nous a effleuré, et qu’il faut savoir accueillir et écouter. C’est comme l’Ange divin qui dans la Genèse a affronté Jacob et l’a laissé boiteux. C’est en somme la figure de toute Transcendance, quelque nom et quelque origine qu’on lui donne, à laquelle nous mène, de bien insolite façon comme tu vois, le vase que tu as brisé.[i]
[i] Kintsugi : https://en.wikipedia.org/wiki/Kintsugi
***
Ce texte est tiré de mon dernier livre, paru chez BoD , Histoires vraies.
Ce sont des petites fictions écrites à partir d'histoires véridiques, que l'on pourra trouver dans ma Petite philosophie de l'Insolite (BoD, 2021), et auxquelles on pourra si l'on veut se reporter.
Toujours bizarre, souvent cocasse, mais aussi parfois tragique, l'ensemble justifie il me semble la remarque d'Hamlet chez Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. »
> Pour plus de renseignements sur cet ouvrage, et pour le commander sur le site de l'éditeur, merci de cliquer sur l'image ci-dessous :
Ce livre est aussi disponible sur commande en librairie, et sur les sites de vente en ligne.