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l faut savoir grandir dans la vie. On ne doit pas vouloir, comme Peter Pan, rester indéfiniment dans l’enfance. C’est la leçon des deux histoires suivantes, qui sont arrivées, mais dont on pourra toujours dire, si cela fait mieux plaisir, que je les ai imaginées.
Un joueur de poker, qui se définissait lui-même comme accro à cette activité, a attaqué en justice le gouvernement de son pays, en lui demandant un dédommagement de 100.000 euros, au motif qu’on ne l’avait pas protégé, en ne lui interdisant pas l’accès aux salles et aux sites en ligne où se pratique ce jeu.
Une jeune fille, gagnante à 17 ans d’une somme de 1,3 millions d’euros, a porté plainte 4 ans plus tard contre la loterie de son pays pour ne pas avoir été suffisamment accompagnée dans l’usage qu’elle avait fait de cette somme.
Elle a écumé alors les plateaux de télévision pour dire que son quotidien était devenu un enfer depuis qu’elle a touché ce gain. Elle a dépensé sans compter : chaussures, sacs, voitures (alors qu’elle n’a pas le permis de conduire), et même chirurgie esthétique ! Aujourd’hui quasi ruinée, elle est retournée vivre chez sa mère. Elle poursuit donc la loterie en justice pour négligence et défaut d’avertissement et d’assistance. Le paradoxe de son action c’est qu’elle pourrait bien lui rapporter des dommages et intérêts, donc à nouveau de l’argent, dont on peut supposer qu’elle n’en saura encore que faire.
J’ai demandé à un de mes amis avocat ce qu’il pense de ces deux événements. Il m’a répondu qu’il y a là un signe de ce que qu’on peut appeler la judiciarisation de notre société. N’importe qui peut se plaindre maintenant de n’importe quelle situation où il s’estime lésé.
Cet état de choses nous vient évidemment des États-Unis d’Amérique, paradis des avocats et procéduriers en tout genre, où un simple regard porté par un passant sur une femme peut le faire accuser par elle de harcèlement sexuel ! Rasons donc les murs, et baissons les yeux…
Mais dans le cas présent on se plaint au fond de n’avoir pas été traité comme un enfant à qui devait être notifiée une interdiction. On pourra alors attaquer l’État pour avoir été rendu malade par l’abus du tabac, de l’alcool, etc. – au mépris des avertissements qui déjà figurent sur les produits, et qui souvent d’ailleurs sont passablement superfétatoires, tout le monde étant, depuis belle lurette, au courant des risques pris si l’on en consomme.
Ainsi j’ai pensé à ce qui m’est arrivé dernièrement. J’ai acheté un pare-soleil pour couvrir la vitre avant de ma voiture, et sur la notice d’installation j’ai lu l’instruction suivante : Il faut enlever le pare-soleil avant de conduire ! Au cas où on ne le ferait pas et attaquerait le fabriquant pour l’accident qui en serait survenu...
Finalement, on pourra aussi porter plainte pour s’être laissé excessivement endetter, au point qu’il a fallu mettre récemment dans les contrats une clause qui me semble pourtant proche du truisme : Un crédit vous engage et doit être remboursé ! Qu’on ait cru bon de souligner pareille évidence en dit long sur l’état d’apathie et d’inconscience de certains esprits !
J’entends bien qu’il s’agit, dans une procédure comme celles qu’ont intentées notre joueur de poker et notre gagnante de la loterie, de se procurer le plus d’argent possible. Mais enfin, ce qui est préoccupant, c’est la vision de l’homme qui y est impliquée : celle d’un être mou et influençable, incapable de juger par lui-même de ce qui est bon pour lui, c’est-à-dire définitivement immature et faible, jouet modelé par le déterminisme des circonstances. D’où sa propension constante à se poser en victime de ce qui lui arrive, et jamais en adulte responsable. C’est proprement une tentation de l’innocence. Cette vision maintient l’homme dans une éternelle enfance, et fait bon marché de ce qui me semble essentiel en lui, et constitutif de son humanité même : sa liberté.[i]
[i] Première histoire : décembre 2011.
Seconde histoire : mars 2017. Source : www.franceinfo, 19/02/2017.
> Merci à Pascal Bruckner, auteur de La Tentation de l’innocence (1995), à qui j’ai emprunté le titre de mon texte.
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Ce texte est tiré de mon dernier livre, paru chez BoD , Histoires vraies.
Ce sont des petites fictions écrites à partir d'histoires véridiques, que l'on pourra trouver dans ma Petite philosophie de l'Insolite (BoD, 2021), et auxquelles on pourra si l'on veut se reporter.
Toujours bizarre, souvent cocasse, mais aussi parfois tragique, l'ensemble justifie il me semble la remarque d'Hamlet chez Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. »
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