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ttends. Ne va pas trop vite. Je voudrais mieux voir. Que sont ces deux figurines installées sur ce rond-point ?
– Ce sont deux effigies en plexiglas représentant deux truands célèbres, les Frères Volfoni. Tu ne connais pas leur histoire, ma chérie ?
– Eh bien non. Ils devaient vivre avant que je sois née.
– On les appelait les Tontons flingueurs, et le rond-point qui les abrite porte aussi ce nom. Leurs effigies ont été dérobées en 2018, puis ont été retrouvées, et maintenant réinstallées à leur lieu d’origine. C’est que leur histoire est légendaire, maintenant. Veux-tu en savoir un peu plus ?
– Avec plaisir.
– Eh bien il y avait à Montauban un ancien gangster, retiré des voitures, mais qui ne put éviter de rencontrer sur son chemin les deux frères dont tu as vu les images. Le conflit fut violent, et il regrettait amèrement d’avoir dû pour l’assumer quitter cette ville, où il coulait des jours heureux avant que sa quiétude soit troublée. On rapporte qu’il disait toujours qu’il ne faut pas quitter la ville où enfin on est heureux.
– Ah ! Je comprends pourquoi une pancarte que j’ai vue portait comme inscription : On ne devrait jamais quitter Montauban !
– En effet, c’est une initiative de la maire de Montauban. Pour le giratoire que tu vois, elle avait voulu lui donner le nom de Nelson Mandela, mais finalement elle s’est ravisée, et a décidé en 2014 de le nommer Rond-point des Tontons flingueurs. Puis elle a fait inscrire sur les panneaux présentant la ville la fameuse réplique que tu as vue, passée à la postérité.
– Finalement cette histoire a fait beaucoup de publicité à la ville.
– Évidemment. Et beaucoup de touristes font des pèlerinages ici. Il y a ainsi à Montauban un bar dénommé Lulu la Nantaise, en souvenir d’une mémorable scène d’ivresse de groupe, où notre ancien caïd a connu un éphémère répit avec ses deux ennemis. Tout cela est fort truculent, haut en couleurs...
– J’imagine, et j’aurais bien aimé y assister.
– Mais tu le peux, si tu veux.
– Veux-tu dire qu’on a reproduit aujourd’hui la scène, sous forme de spectacle vivant ?
– Pas du tout. Cherche pourquoi.
– Je ne vois pas...
– ... Eh bien tout simplement parce que cette histoire est entièrement inventée. Elle provient d’un film célèbre de Georges Lautner, dont le titre reprend les surnoms de nos deux truands. On ne devrait jamais quitter Montauban ! n’est qu’une réplique prononcée dans le film par Lino Ventura, et jamais le film n’a été tourné à Montauban... Mais je te vois songeuse. Es-tu déçue par ce que je viens de te dévoiler ?
– Un peu. Je m’étais prise à rêver, et voici que je ne le peux plus.
– Mais pourquoi ? On peut rêver sur des fictions, et parfois des fictions deviennent des réalités. Moi-même, vu mon âge, j’ai vu le film quand il est sorti. Et j’ai pensé alors, vu son succès, que plus tard les nouvelles générations comme la tienne par exemple verraient dans tout cela la commémoration de faits et personnes ayant véritablement existé. En quoi je ne me suis pas trompé, étant donné ta réaction... Par exemple, comme tu aimes lire, tu connais Sherlock Holmes, et aussi Tintin.
– Bien sûr.
– En bien, songe qu’il y a aujourd’hui des fidèles de Sherlock Holmes, de Tintin, etc. Ils rendent un culte à leur idole, dont ils connaissent tous les comportements et habitudes, et à l’existence réelle de laquelle ils finissent par croire vraiment. Qu’une fiction devienne réelle, par la magie de l’art ou d’une représentation quelconque ayant eu du succès, arrive très souvent.
– Donc, vraie ou inventée, tu crois que l’essentiel est qu’une œuvre nous touche et nous fasse rêver ?
– Bien sûr. Avec le temps, l’auteur même en disparaît. Que nous ne sachions rien de la vie d’Homère, ni même s’il a existé, ne change rien à la beauté marine de l’Odyssée. Et, pour répondre à une question que tu m’as récemment posée sur Jésus lui-même...
– Oui, dis-moi ce que je peux croire à son sujet.
– ... De lui nous ne connaissons, à part quelques paroles considérées même par certains comme hypothétiques, que l’histoire racontée, le storytelling opéré à son sujet par les évangiles. À la limite même, qu’il ait existé ou non, importe peu : nous en restent des voix. Inventées ou non, elles nous font vibrer encore, et assurément cela n’est pas rien... Et nous-mêmes, la conversation que nous venons d’avoir sur des personnages fictifs, qui nous dit qu’elle ne peut pas être elle-même l’œuvre d’un auteur de fiction, qui nous prendrait comme ses personnages, et proposerait ainsi une fiction au second degré ? Le phénomène serait sans fin. – Mais je te vois froncer les sourcils. Es-tu désappointée par ce que je viens de dire ?
– Allons-nous bientôt quitter cette ville, papa ?
– Sans doute. Mais alors à quoi penses-tu ?
– On ne devrait jamais quitter Montauban ![i]
[i] Source : www.ladepeche.fr, 04/01/2022 (sur le fameux rond-point de Montauban). [lien]
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Ce texte est tiré de mon dernier livre, paru chez BoD , Histoires vraies.
Ce sont des petites fictions écrites à partir d'histoires véridiques, que l'on pourra trouver dans ma Petite philosophie de l'Insolite (BoD, 2021), et auxquelles on pourra si l'on veut se reporter.
Toujours bizarre, souvent cocasse, mais aussi parfois tragique, l'ensemble justifie il me semble la remarque d'Hamlet chez Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. »
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