En pensant à Brève histoire d’amour,
de Kieslowski
L |
es hommes l’avaient fait beaucoup souffrir. Égocentriques, pervers, manipulateurs, elle n’en avait rencontré aucun qui s’intéressât vraiment à elle. Tous ne voulaient que profiter d’elle, sans aucun égard.
Aussi les englobait-elle tous maintenant dans une identique détestation. Longtemps, elle souffrit seule. Puis un jour, relevant la tête, elle se dit qu’elle pouvait prendre sa revanche. Et la peine qu’ils lui avaient faite, elle se promit bien de la faire à son tour à un membre de cette gent masculine qu’elle exécrait.
*
Il était jeune, nouveau au monde, qu’il admirait naïvement pour tout ce qu’il espérait en recevoir. Ses lectures lui en montraient les prestiges, spécialement celles qui contenaient des histoires d’amour. Il n’en avait encore connu aucune, et il lui tardait qu’une survînt pour lui, pour l’illuminer à jamais.
Elle était là, devant lui, dans le bureau de poste près de son domicile, appuyée au guichet et demandant quelque chose au fonctionnaire. Ses cheveux blonds dénoués, sa taille, toute son allure l’anéantirent. Il ne pouvait, lui semblait-il, survivre à cette sidération paralysante.
Mais ayant machinalement jeté un regard dans sa direction, elle l’aperçut, le fixa quelques instants, et enfin engagea la conversation. Il ne fut pas même surpris, comme l’aurait été n’importe qui, de cet embryon de familiarité. Tout à son rêve, il répondait à chaque question, comme si ce fût un autre qui parlait. Elle lui fixa un rendez-vous pour le lendemain, dans le parc près de la poste où ils s’étaient rencontrés.
*
Alors commença le badinage. De sa part bien sûr, car c’est elle qui dirigeait toute la conversation. Lui se perdait dans la contemplation de l’être séraphique qu’il voyait, et dont les lèvres lui ouvraient le ciel.
Elle prenait plaisir à l’interroger sur la façon dont il voyait le monde. Et devant toute la naïveté qu’elle entendait, intérieurement elle se disait qu’elle n’aurait pas pu faire une meilleure rencontre.
Petit à petit augmentait leur proximité. Elle en vint à parler de l’amour. Lui disait que c’était la chose la plus importante de l’existence, qu’un monde sans amour est une lanterne sans lumière. Il ne l’avait pas encore connu, mais il espérait qu’il viendrait bientôt. Elle acquiesça, disant qu’en effet ce serait le cas. Cette parole le transporta.
Enfin, elle lui fixa un rendez-vous chez elle, lui disant qu’il aurait à cette occasion une belle surprise.
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Le cœur battant, un bouquet de fleurs à la main, il appuie sur la sonnette. Elle lui dit que la porte est ouverte, il n’a qu’à la pousser et entrer. Il fait un pas à l’intérieur de la pièce, et voit deux corps nus enlacés sur le tapis. L’un deux se lève, vient vers lui, et froidement elle lui dit : « L’amour, ce n’est que ça ! ».
Il s’enfuit.
*
Elle badine maintenant avec l’homme, une vague relation qu’elle a convaincue de se prêter à cette mise en scène. Vengée, maintenant, assurément elle l’est, ne le croit-il pas ? Voilà qui est bien fait. Tiens, si on l’appelait, pour voir ce qu’il devient ?
Elle fait le numéro. Une voix étrangère répond. C’est SOS médecins. Le jeune homme est à l’hôpital : il a tenté de se suicider.
Comprendra-telle ? Il est bien rare que les êtres se rencontrent dans la vie en étant au même niveau d’évolution. C’est le tragique de certaines rencontres. Celui qui est déjà désillusionné peut en tuer un autre en détruisant ses illusions toutes neuves. La moralité n’en est pas nouvelle, mais éternelle :
On ne badine pas avec l’amour.
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Ce texte est extrait de mon livre Amours, publié chez BoD. Il est fait de petites fictions. Avec mon autre ouvrage, Savoir aimer, à contenu plus philosophique, il constitue un diptyque. Pour plus de renseignements sur ces deux livres, cliquer sur les images ci-dessous :