S |
on amour pour elle diminuait à proportion qu’elle vieillissait, et qu’il la voyait changée. Il avait aimé un visage jeune et beau, et maintenant les rides faisaient leur habituel office, la peau devenait flasque et tavelée. Que ne pouvait-il la revoir comme autrefois, au temps de sa splendeur !
Elle souffrait de son éloignement, se demandant s’il l’avait vraiment aimée. Si l’on aime quelqu’un pour sa beauté, aime-t-on vraiment une personne ? Plutôt on n’aime que sa beauté, seulement une qualité, pas un être. Mais peut-on vraiment aimer autre chose que des qualités, ainsi sujettes à disparition ?
Le fossé s’élargissant entre eux de jour en jour, il décida de s’en ouvrir à un ami, espérant trouver dans le partage un adoucissement de sa peine.
L’ami le reçut chez lui, dans son bureau bardé de livres. Tout de suite il comprit le motif de la visite, et prestement il se saisit, sur une étagère, d’un ouvrage de bonnes dimensions. Non qu’il fût particulièrement adepte de bibliomancie, mais il croyait pouvoir apporter une aide à celui qui implicitement lui en demandait.
Il ouvrit la Bible au passage évangélique dit de la Transfiguration de Jésus.
On y lit que le Maître, accompagné de ses disciples, monte sur une montagne, appelée depuis le Mont Thabor. Là il est transfiguré à leurs yeux, tout son être devenant tout différent de ce qu’il était jusque là, environné d’une lumière surnaturelle. Éblouis, les disciples veulent s’arrêter, et même, dit l’un d’eux, camper sur place, pour pouvoir toujours contempler le Maître en sa splendeur. Mais une voix se fait entendre depuis le ciel, les invitant à suivre l’exemple qu’il leur donne, la voie qu’il leur demande de suivre. Et tout de suite après il redevient comme auparavant, plus rien ne le distingue de ce qu’il était avant de gravir la montagne.
– Mais pourquoi me racontes-tu cela ?
– C’est que cette situation se rapporte exactement à celle que tu vis toi-même. Quand tu as rencontré pour la première fois celle qui devait devenir ta femme, tu as été, je reprends les mots que tu m’as dits à l’instant, sidéré, cloué sur place, ébloui comme les disciples du Maître quand il fut transfiguré. Cette tentation alors de s’arrêter et d’éterniser ce moment, je l’appelle thaborisme, en souvenir du nom de la montagne où la chose est censée avoir eu lieu. Et c’est un fait que la sidération, qui est la vision d’un astre (sidus), est une expérience difficilement oubliable. Peut-on même s’en remettre ? Tu me dis que tu portes le deuil de ce moment, ou en élargissant, de ces premières années de ton histoire amoureuse.
– Mais j’en suis bien puni maintenant, à voir ce qui me reste...
– Tu as tort de penser l’être. Car il ne faut pas oublier la suite de l’épisode. Le Maître redevenant par son aspect comme à l’habitude, tu peux y voir certes une chute de l’élan premier, comme l’est la chute de tout amour qui affronte la durée et la quotidienneté. Mais n’oublie pas la voix qui se fait entendre. Elle va accompagner désormais les disciples dans leur marche, résonner à leurs oreilles comme un message protecteur, qui leur servira de viatique, de provision de route pour leur chemin. Les disciples ont en eux, au fond d’eux, la part du souvenir, et c’est ce souvenir qui va permettre leur avenir. Toi aussi, songes-y, tu as en toi la part du souvenir, qui ne peut t’être enlevé. Superpose donc l’image du passé lumineux à celle du présent que tu trouves décevant, et dis-toi que tu as au moins connu des instants magiques, et qui ne peuvent t’être enlevés. Dieu lui-même, disait le sage antique Agathon, ne peut faire que ce qui a été n’ait pas été. Songe bien alors que tout le monde n’est pas dans ton cas. Dans la vie tout peut arriver, certes, mais aussi rien.
– Est-ce fatal, ce que tu dis ?
– Oui, il faut toujours descendre de la montagne, le thaborisme a toujours une fin. Mais il ne nous laisse pas démunis ou désertés. Je t’engage aussi à lire l’épisode évangélique dit des Pèlerins d’Emmaüs. Le Maître après sa résurrection apparaît sous sa forme ordinaire à deux pèlerins qui le croient mort et ne le reconnaissent pas d’abord. Ils conversent ensemble et par ses paroles il ouvre leur intelligence. Mais ils l’identifient enfin grâce à la fraction du pain qu’il opère sur la table d’auberge où ils sont descendus, où transparaît symboliquement l’eucharistie, avant qu’il disparaisse à nouveau à leurs yeux, cette fois définitivement. La seule chose qui de lui restera en eux est le son de sa voix et le souvenir de son geste qui les accompagneront dans leur route.
Tel est le destin de toutes choses : d’abord apparaître pour finalement disparaître. Mais surtout, et c’est le plus important, transparaître. Demande-toi à propos de ta femme quels sont les moments où encore transparaissent en elle geste, son de voix, etc., celle que tu as aimée d’abord, car la vue n’est pas tout. Alors tu la retrouveras, et tu ne seras plus seul.
Le soir même, il lui demanda de fredonner une chanson qu’elle chantait dans les premiers temps de leur amour. Malgré sa surprise, elle s’exécuta. Et il l’écoutait attentivement, yeux fermés.
***
Ce texte est extrait de mon livre Amours, publié chez BoD. Il est fait de petites fictions. Avec mon autre ouvrage, Savoir aimer, à contenu plus philosophique, il constitue un diptyque. Pour plus de renseignements sur ces deux livres, cliquer sur les images ci-dessous :