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foison, elle avait rêvé de lui, s’enivrant de ses imaginations. Absent même, il était plus avec elle que présent. Sans doute y a-t-il des cas où, à l’inverse du proverbe connu, les absents ont toujours raison.
Rien en lui ne pouvait évidemment la heurter, puisqu’elle n’avait affaire qu’à ses propres visions. De leurs rendez-vous, elle ne tirait véritable bonheur que dans leur attente et dans leur souvenir. Aussi ne se pressait-elle pas de s’installer définitivement auprès de lui, soupçonnant qu’il y aurait là quelque chose de funeste pour eux.
Malgré tout, les nécessités pratiques de la vie le demandant, le jour arriva où ils furent réunis sous le même toit.
Alors se produisit, comme c’était inévitable, la première fâcherie. C’était à propos d’un acteur vu à la télé, dont elle pensait grand bien, mais qui n’eut pas l’heur de lui plaire à lui.
On sait que de gros séismes peuvent se produire pour des riens. Là ce fut le cas. Elle n’aurait pu imaginer sa réaction actuelle, tant elle voyait entre eux (ou plutôt l’espérait-elle) une parfaite affinité en tout.
Toute la construction qu’elle avait patiemment édifiée autour de lui, simple prétexte à ses rêves, s’effondrait tout d’un coup. Aussi ne put-elle retenir ce cri :
Je ne te reconnais plus !
Il la regardait, stupéfait. Jusqu’alors il ne s’était pas interrogé outre mesure sur le genre d’amour qu’elle lui portait. Mais maintenant, alarmé, il s’aperçut que jusque là elle ne l’avait pas vraiment vu – tel qu’il était en réalité. Aussi ne put-il à son tour que lui répondre de même :
C’est peut-être que tu commences à me connaître !
Comme il la voyait désappointée, il essaya de la consoler, lui prodiguant d’utiles conseils. Le vrai amour n’est pas basé sur l’illusion, mais sur une approche lucide de l’autre. C’est quand on n’ose pas se regarder au début qu’à la fin on ne peut plus se voir, etc. Mais comme il sentait en elle persister une mer de reproches, qu’il trouvait absolument injustifiés à son égard, il décida de lui faire toucher concrètement la chose.
Le lendemain, il l’amena dans un magasin de vêtements, prétextant qu’il devait acheter un costume. Elle le suivait, intriguée. Dans le salon d’essayage il endossa le costume qu’il venait de choisir, ayant pris soin qu’il ne convînt pas à sa taille. À l’évidence donc, le vêtement ne lui allait pas, et elle en convint. Il lui demanda ce qu’à son avis il fallait faire. Elle répondit que s’il choisissait une autre taille, il lui irait. Il est si beau ! Ce serait dommage de ne pas le prendre !
Alors il lui dit qu’elle devait prendre leçon sur cet exemple, et songer au type d’amour invasif qu’elle lui portait. Ce n’est pas à la personne qu’on aime d’un amour idéalisé de changer. Il faut modifier la façon d’aimer elle-même, la construction que l’on a bâtie de façon égocentrée au sujet de l’autre. Quand le costume ne va pas, c’est lui qu’il faut modifier, et non celui qui doit le porter. Comprends-le :
Il faut retoucher le costume !
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Ce texte est extrait de mon livre Amours, publié chez BoD. Il est fait de petites fictions sur le sentiment amoureux et sur les situations dans lesquelles il se manifeste. Avec mon autre ouvrage, Savoir aimer, à contenu plus philosophique, il constitue un diptyque. Pour plus de renseignements sur ces deux livres, cliquer sur les images ci-dessous :