Victor – Qu’il est beau ce monde ! Et ces terres et ces mers, et cet horizon qui toujours s’éloigne quand on veut l’atteindre, donnant l’idée de l’infini ! Et ce ciel, et ce soleil le jour et la nuit ces étoiles qu’on ne peut compter ! Tout cela me réjouit, et aussi me fait signe. Je crois que c’est bien pour moi que tout cela existe, c’est à moi que tout cela a été donné. Aussi dois-je le faire croître et embellir à ma mesure. Ma place centrale et privilégiée me l’intime, en me donnant une responsabilité particulière. C’est bien cela qui m’a déjà été ordonné, assorti d’une bénédiction : Reproduisez-vous, devenez nombreux, remplissez la terre et soumettez-la ! Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se déplace sur la terre!*
Prudence – As-tu raison de vouloir ainsi dominer sur tout ce qui vit, et de vouloir remplir la terre ? En restera-t-il même assez, quand elle ne pourra plus vous nourrir, vu votre nombre ?
V. – Mais oui, la promesse m’en a été donnée. Et puis pourquoi, une fois la terre remplie, ne pas aller ailleurs, coloniser d’autres mondes ? Est-il une borne à notre imagination, et à notre pouvoir, à nous les hommes ?
P. – Des catastrophes peuvent en provenir, et je les vois déjà.
V. – Tu es trop timorée, tu es une femme, et moi un homme. Nous sommes bien plus hardis.
P. – Notre part est plus sage, et vous devriez en prendre conseil.
V. – ... Mais enfin, malgré notre distance, je consens à t’écouter. Que proposes-tu vraiment ?
P. – Un retrait de l’action, et un respect de l’ordre naturel des choses. Tu me dis que tu dois dominer sur les oiseaux du ciel*. Mais les as-tu observés ? Méritent-ils cet asservissement, ou au contraire ne nous montrent-ils pas une autre voie que celle où tu t’es engagé, et plus intéressante ? Regarde-les : Ils ne sèment pas et ne moissonnent pas, ils n’amassent rien dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit.** À quoi te serviront tous tes efforts et tes grandes ambitions, puisque tu pourrais vivre heureux simplement dans la contemplation et la beauté des choses ? Ne te mets pas en souci. Penses-tu, par tes inquiétudes, pouvoir ajouter un instant à la durée de ta vie ?**
V. – Mais ta parole n’est-elle pas tout opposée à celle qui m’a été transmise, et aux conseils que j’ai reçus ?
P. – En effet. Il y a contradiction. Mais celui dont je tiens mon discours s’est lui-même opposé à celui que tu incarnes. Et la seconde voie, qu’il défend, est incompatible avec la première. Et ce, malgré ceux qui disent ou diront le contraire.
V. – Ne pourrons-nous donc nous réconcilier ?
P. – Je ne crois pas. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas dialoguer... –Tiens, tu as noté que je suis une femme. Mon discours est donc naturellement féminin, comme la voix de qui je le tiens, qui fut rare dans son temps. Tandis que ta voix, elle, est traditionnellement masculine, et ton héritage, patriarcal.
V. – Alors cette terre que je veux mettre en valeur, exploiter...
P. – Tu n’en es pas propriétaire, mais locataire, ou si tu veux usufruitier. Tu dois l’arpenter en simple passant.
V. – En passant ?
P. – Sois passant.***
* Genèse 1/28
** Matthieu 6/26-27
*** Évangile selon Thomas, logion 42
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Le texte ci-dessus est extrait du tome I de mon ouvrage Fictions bibliques, édité chez BoD. Il est illustré de dessins originaux de l'artiste Stéphane Pahon. En voici la présentation en Quatrième de couverture :
Ce livre propose des libres lectures de passages bibliques. Elles servent parfois l'intention du texte initial, mais parfois aussi en problématisent le contenu, quand il n'a plus semblé admissible pour un esprit indépendant. L'appel à la sensibilité, propre à la littérature, permet de corriger ce que l'exégèse et la théologie traditionnelles peuvent avoir de dogmatique.
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