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l y a tant d’autres choses que ce que nous voyons d’habitude, dans notre vie absorbée et inquiète ! Notre marche habituelle s’ordonne à des buts pratiques. Peu de place pour la flânerie, et encore moins pour l’attention aux plus infimes spectacles. Quand verrons-nous ce qui est à nos pieds ?
Ici le cadrage resserré montre l’eau reflétée dans la coque du bateau. Encore ne viens-je là qu’ordonner logiquement ma perception. Ce que j’ai vu immédiatement, ce sont des vagues dansantes, ténues et claires, finement déliées, se découpant sur le fond sombre de la coque. Rien de plus. La reconnaissance de l’ensemble et l’assignation respective des lieux, le flanc de l’embarcation, l’eau sur laquelle elle repose, tout cela vient après, pour le bénéfice de la raison, et le dommage de la poésie.
Laissons donc l’esprit surpris par ce qu’il voit d’abord. De toute façon les supputations viennent toujours après, selon la tournure d’esprit du regardeur.
Voici les miennes. Pour autant qu’on puisse le voir, les reflets visibles plus bas, à la surface de l’eau elle-même, n’ont pas ce mouvement magique et arachnéen qu’ils ont quand ils sont reflétés et lumineusement agrandis sur la coque du bateau. Comme si, amplifiés et arrachés à la banalité, ils nous tiraient hors de l’eau pour nous faire entrer dans un autre monde, plus beau, plus attirant.
Ainsi, combien de fois dans nos vies pressentons-nous qu’il y a autre chose derrière ce que nous voyons, derrière ce qui retient nos yeux endormis ! Les Idées, ou le Monde autrefois connu et désormais quitté, s’y réveillent et y miroitent, transparaissant derrière le monde que nous croyons réel.
Exactement comme ce qu’on voit ici. Où est l’Essentiel, sinon le reflet lui-même sur la coque, qui à bien le fixer triomphe de tout le reste ?
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Cette photo et ce texte sont extraits du tome 2 de mes Méditations photographiques (BoD, éd.). Pour des renseignements sur cet ouvrage, cliquer sur l'image ci-dessous :