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evant une image quelconque, photo, peinture, etc., il y a un moment où le spectateur est comme envahi par une énorme quantité de souvenirs : ce qu’il a lu, entendu, ce à quoi il a assisté, ce qu’il a vécu, etc. Cette intrusion, cette submersion de l’être par sa Mémoire, est ce que j’appelle ici la Grande Marée.
Mais les souvenirs les plus importants, à mon sens, sont les souvenirs d’œuvres antérieures. En effet, leur fonction est de baliser notre vie, de l’informer c’est-à-dire de lui donner forme, de l’instituer aussi en dignité, de lui présenter un miroir donnant une image plus probante de la vie que la vie elle-même (ce qui est le cas de tous les miroirs). Sans ces images instituantes, nous ne sommes qu’un mort-vivant : le vampire en est un, et il ne se reflète dans aucun miroir.
Quelles sont donc les composantes de ma Grande Marée à moi devant cette photo d’un rameau d’olivier ? Bien sûr il y a mes souvenirs d’enfance, dans la campagne méditerranéenne, où je les voyais frémir dans un ciel sans nuage, sous le mistral bleu. Mais plus profonds à mon avis sont les souvenirs de lecture. Par exemple celui d’Athéna faisant cadeau d’un olivier au peuple d’Athènes. Et aussi, dirai-je surtout, le souvenir de ce qui se commémore à la Semaine Sainte des chrétiens. Du triomphe du Christ entrant dans Jérusalem acclamé par la foule agitant des rameaux d’olivier, jusqu’à son agonie à Gethsémani, au Jardin des Oliviers, et son cri final de déréliction sur la Croix. Même si pour moi ce texte est légendaire, toute l’angoisse métaphysique humaine s’y résume, et j’y vois aussi Emma Bovary agonisant sur son lit de souffrance pour avoir cru à l’amour, pourquoi pas aussi aux deux clochards qui n’en finissent pas d’attendre Godot...
Bien sûr cette Grande Marée est fort hétéroclite. Mais tout en étant différente pour chacun elle constitue pour tous le sens des images (quel autre pourrait-il exister ?). Et mon plaidoyer pour la mémoire se justifie : mieux vaut une hypermnésie que, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, l’indifférence et l’amnésie.
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